Les Grandes Eaux ne sont pas une création récente.
Cette tradition touristique dont les origines remontent au XIXe siècle traduit une fascination ancienne du public
pour les fontaines et les bosquets de Versailles.
Célèbres dans le monde entier, les Grandes Eaux sont plus qu’un ornement du parc de Versailles ; elles en sont l’âme et pour ainsi dire la raison d’être. Quand il vantait La Cité des Eaux, le poète Henri de Régnier ne faisait que citer les mots de Michelet : « Ce qui est le plus grand dans cette grandeur, avait écrit le maître, [c’est] le Versailles souterrain, les prodigieux réservoirs, l’ensemble des canaux, des tuyaux qui les alimentent, le mystérieux labyrinthe de la Cité des Eaux. » Tout un monde étudié, dès 1847, par le conservateur de la bibliothèque municipale d’alors, premier historien du domaine : Jules-Adrien Leroi. Mais bien plus que dans ce réseau enfoui, dissimulé, l’éblouissement sera pour le jaillissement des eaux elles-mêmes, pour leurs bouquets alignés de gouttelettes en trombe, en aigrette. En panache.
Longtemps, ce divertissement de roi, conçu pour Louis XIV et obtenu de haute lutte, a relevé de l’événement. On le réservait aux hôtes de marque et aux fêtes solennelles. De nos jours, le spectacle se fait moins rare ; à la belle saison, les fontaines jouent, pour employer le terme consacré, deux fois la semaine, parfois trois – et le samedi soir en nocturne ! Il est vrai que les eaux sont recyclées ; celles qui, en fin de parcours, se déversent dans le Grand Canal peuvent être remontées jusqu’aux réservoirs, grâce à des pompes électriques… Mais ni la fréquence, ni la technique, n’ont pu cependant entamer leur étrange pouvoir de fascination collective.
La seule véritable interruption qu’aient connue les Grandes Eaux de Versailles est due à la Révolution. Encore y a-t-il eu certaines exceptions ; et l’on a vu le conventionnel Crassous mettre en eau la grande perspective pour amuser ses amis, ou Talleyrand faire donner les fontaines, à l’été 1797, pour impressionner l’ambassadeur ottoman, Morali Seyyid Ali Effendi… Il n’est pas neutre, au demeurant, que Bonaparte en ait ordonné la reprise officielle le dimanche 19 juillet 1801 (décadi 30 messidor an IX) : cela revenait, de sa part, à clore la période révolutionnaire.
Par la suite, on voit l’Empereur assister aux Grandes Eaux en 1811, aux côtés de Marie-Louise, puis Louis XVIII en profiter en 1818, avant Charles X, en 1830. Sous le régime assez paisible de la monarchie de Juillet, ce divertissement dominical se met à drainer les foules parisiennes, et d’autant plus qu’on a tout fait pour en faciliter l’accès : de la création d’un service public de diligences à la construction de la première ligne de chemin de fer, celle dite « de la Rive gauche ». Ainsi, le dimanche 8 mai 1842, parmi les quarante-trois victimes de la première catastrophe ferroviaire de l’histoire, relève-t-on surtout des promeneurs revenant des Grandes Eaux…
Bientôt, les fontaines de Versailles s’imposeront comme l’un des pôles d’attraction du tourisme naissant – le mot vient d’entrer dans le vocabulaire… Amplement vantées dans les brochures de l’agence Cook, par exemple, elles font partie des « choses à voir » pour les nombreux visiteurs accourus de l’Europe et du monde à la faveur des Expositions universelles – spécialement celle de 1867. Huit ans plus tôt, des négociants de Paris et de Versailles ont fondé la Société des Fêtes de Versailles, avec pour objet social d’organiser des bals, des joutes sur le Grand Canal et même, à partir de 1862, la toute première des « Fêtes de Nuit » au bassin de Neptune.
« Une mode est lancée, dès lors, qu’aucune guerre, aucune insurrection n’arrêteront plus. »
Une mode est lancée, dès lors, qu’aucune guerre, aucune insurrection n’arrêteront plus ; il est dit que la Belle Époque serait celle des réjouissances versaillaises – Grandes Eaux et Fêtes de Nuit – à mi-chemin du délassement familial et du pèlerinage historique, de la corvée du dimanche et de l’immersion salutaire dans les splendeurs immortelles du Grand Siècle.
Franck Ferrand,
membre associé de l’Académie de Versailles.
À LIRE :
« Les Grandes Eaux de Versailles », dans Connaissance des Arts, hors-série, broché, 36 p., 10 €