Chaque événement historique présente des zones d’ombres. En 2014, une émission de « L’ombre d’un doute » sur France 3 sera consacrée à une série de dates troubles de l’histoire versaillaise. Au programme notamment, la tentative d’assassinat de Louis XV en 1757.
Le jour décline tôt, en ce 5 janvier – veille de l’épiphanie 1757. À Versailles, le domaine est couvert de givre, et un vent froid s’insinue dans les galeries et les enfilades… La Cour est en effectif réduit ; les rares qui ne sont pas partis passer le Nouvel An à la campagne se sont repliés à Trianon, plus agréable et plus facile à chauffer ; c’est là que la famille royale et son proche entourage ont prévu de tirer les rois…
Louis XV a passé au château l’après-dînée ; il a demandé que sa voiture soit prête à cinq heures et demie. Avant de rentrer, il prend le temps de rendre visite à l’une de ses filles, Madame Victoire, qui se rétablit doucement d’une forte grippe et doit garder le lit. Le roi reste un moment bavarder avec elle ; puis il se retire quelques minutes dans son cabinet avec son fils, le dauphin Louis, pour étudier des plans de réserve de chasse ; enfin, à six heures moins le quart, il redescend par son escalier privé, que l’on appelle le degré du roi – et qui est demeuré quasiment inchangé.
La berline attend devant la porte vitrée ; et puisque la nuit est déjà tombée, les gardes qui forment une double haie ont été munis de flambeaux. Louis XV traverse le vestibule, en compagnie de son fils, de son premier gentilhomme, de son grand écuyer et du capitaine de ses gardes. Il s’apprêtait à monter en voiture quand un inconnu se faufile et, mettant la pénombre à profit, vient bousculer le monarque. Bizarrement, ce qui interpelle les témoins, c’est que cet homme ait gardé son chapeau – impolitesse inconcevable en présence du souverain.
– Duc d’Ayen, lance le roi au capitaine des gardes, on vient de me donner un coup de coude !
– Quel est cet homme qui ne se découvre pas ? demande quelqu’un.
À ce moment-là, l’inconnu jette son couvre-chef au sol et commence à s’éloigner. Louis XV est sur le marchepied quand il grimace et porte la main à son flanc.
– Est-ce qu’une épingle m’aurait piqué ? Il retire sa main ; elle est couverte de sang.
– Le roi est blessé ! crie un valet de pied.
– C’est ce monsieur ! dit Louis XV en désignant l’inconnu en train de s’éclipser dans la nuit. Le dauphin poursuit l’agresseur, se jette sur lui et le maîtrise.
– Qu’on l’arrête, mais qu’on ne le tue pas ! ordonne le roi qui s’agrippe maintenant à ses grands officiers.
L’inconnu est fouillé ; on trouve dans sa poche l’arme du crime : un canif à deux lames dont il s’avèrera que c’est la plus petite qui a griffé le souverain, superficiellement, le long d’une côte – cette lame effilée mesure un peu plus de huit de nos centimètres… On pousse Damiens jusqu’à la salle des gardes toute proche.
Pendant ce temps, le premier gentilhomme fait remonter Louis XV jusqu’à sa chambre privée, en retour sur la cour de Marbre – rien n’y est prêt, puisque le roi devait coucher à Trianon. Quand un valet déboutonne le gilet royal, du sang jaillit sur le tapis ; voyant cela, le blessé s’évanouit. Panique générale : on crie ; on allonge tant bien que mal le souverain qui revient à lui…
– Je suis assassiné, je vais mourir, murmure Louis XV qui ne peut encore savoir que sa blessure est légère. Allez me chercher un confesseur !
Du rez-de-chaussée remontent des cris affreux ; c’est « l’assassin », un certain Damiens auquel, sur ordre du garde des Sceaux, et pour lui faire avouer d’éventuels complices, on applique déjà des fers rouges sur les plantes des pieds…
Le roi sera vite remis, physiquement ; mais au moral, il restera marqué par l’incident, disant et répétant que sa blessure était plus profonde que les médecins ne voulaient bien le croire – « en vérité, soupirait-il, elle va jusqu’au cœur… »
Au-delà du fait divers nimbé d’un soufre de lèse-majesté, ce qui vient de s’ouvrir, dans cette nuit neigeuse, est un des dossiers les plus étranges, les plus malsains, les plus mal compris aussi, de l’Ancien Régime finissant. De l’attentat de Damiens, on a retenu surtout les simagrées de parlementaires soucieux de n’être pas impliqués, les atrocités innommables du supplice infligé au coupable – un écartèlement tout droit sorti du Moyen Âge, et qui révulsera l’Europe entière – et les émois de la favorite en titre : le sort de Mme de Pompadour a forcément balancé, de longues journées durant… Le ministre Machault d’Arnouville, qui avait conseillé un peu vite à la Marquise de quitter la place, aura cher payé sa maladresse : disgracié dès le 1er février, il fera plus ou moins figure de victime expiatoire.
« Marion Sigaut […] relie cette tentative d’assassinat à la ténébreuse affaire de l’Hôpital général, impliquant d’éminentes personnalités parlementaires…»
Il allait falloir attendre le XXIe siècle pour qu’une chercheuse indépendante, Marion Sigaut, renouvelle entièrement l’intérêt de cette page d’histoire, à travers une thèse controversée, certes, mais convaincante sur bien des points. Dans son ouvrage Mourir à l’ombre des Lumières ; l’énigme Damiens, elle relie cette tentative d’assassinat à la ténébreuse affaire de l’Hôpital général, impliquant d’éminentes personnalités parlementaires dans un vaste réseau pédophile – pour employer la terminologie moderne. L’on savait depuis toujours Damiens lié aux milieux parlementaires, où il avait servi comme laquais ; Marion Sigaut va plus loin : évoquant la mort suspecte de la fille de « l’assassin », elle émet l’hypothèse d’une vengeance concertée, ou d’un acte de mise en garde relevant moins du manifeste politique que d’une sorte d’appel au secours. Selon elle, l’attentat de Damiens relèverait largement de l’affaire de mœurs – et c’est la raison pour laquelle on en aurait à ce point occulté les détails.
Franck Ferrand,
membre associé de l’Académie de Versailles.
À VOIR
Visite thématique « Louis XV en privé ». Mardi 15 octobre, samedi 1er février et mardi 25 mars à 10 h 30 sur réservation.
L’émission « L’ombre d’un doute », animée par Franck Ferrand, programmée le mercredi à 23 h 05 sur France 3.