Il y a 400 ans, André Le Nôtre, jardinier de Louis XIV et figure emblématique du jardin à la française naissait. En hommage, une exposition événement renouvelle notre perception de l’architecte des jardins de Versailles.
À voir, au 1er étage du Château, du 22 octobre 2013 au 23 février 2014.
500 œuvres présentées sur 1500 m2. Il n’en fallait pas moins à Béatrix Saule, directrice du Musée et à ses deux commissaires associés, Patricia Bouchenot-Déchin et Georges Farhat, qui ont consacré près de vingt ans de recherches à mettre Le Nôtre « en perspectives ». S’associant à une trentaine de chercheurs de différents domaines et horizons, ils dépoussièrent l’image que l’on se faisait du jardinier du Roi, ami intime de Louis XIV. Querelles personnelles, propagandes nationalistes, fantasmes et fictions autour de ce personnage, mythique dès son vivant, ont créé une image bien différente de ce qu’il a été. Après plus d’une décennie passée à suivre Le Nôtre des archives de Versailles à celles du Vatican, pour l’une, et vingt années à décoder les dispositifs optiques et les structures territoriales qui régissent ses compostions, pour l’autre, les résultats de ce qui s’apparente à une véritable enquête sont spectaculaires. Patricia Bouchenot-Déchin, qui vient de publier une nouvelle biographie sur Le Nôtre (André Le Nôtre, Fayard, 2013), et Georges Farhat, qui prépare The French Formal Garden (Birkhäuser, 2014), présentent les temps forts de l’exposition : la fabuleuse collection d’œuvres d’art du jardinier, son génie paysagiste, son héritage auprès des jardiniers comme des plus grands urbanistes.
Le Nôtre, collectionneur et ami du roi
Avant de considérer Le Nôtre comme un jardinier de génie, l’exposition commence par le présenter comme un grand collectionneur. Pourquoi ce choix ?
Patricia Bouchenot-Déchin : Nous souhaitions surprendre le visiteur : vous vous attendiez à un jardinier ? Eh bien non. Dans la première salle de l’exposition, vous rentrez chez un collectionneur. Le Nôtre avait une grande collection de peintures, de bronzes, de médailles et d’estampes, à tel point que sa maison était signalée dans tous les guides de Paris ! Il était intimement lié au milieu de l’art et était proche de certains artistes. Il a entre autres commandé un tableau à Poussin, et son buste a été fait par Coysevox, exécuté juste après sa mort.
On sait aussi qu’il a fait don à Louis XIV d’une collection d’œuvres incroyables dont on verra une extraordinaire sélection dans l’exposition.
Comment est-il parvenu à se faire connaître à la Cour ?
P. B-D. Son grand-père, arrivé dans les bagages de Catherine de Médicis, était jardinier du Roi, son père était jardinier et dessinateur du Roi. Dans sa corbeille de baptême, il y a encore autre chose : la charge de contrôleur général des bâtiments du Roi. Le Nôtre a hérité de réseaux professionnels, d’hommes qui travaillaient avec son père et qui vont travailler avec lui. C’est ainsi qu’on arrive à un degré de technicité et de savoir-faire unique. Il faut se rappeler que Le Nôtre n’est pas seulement un homme de Louis XIV c’est aussi un homme de Louis XIII. Ses liens avec les milieux de la préciosité sont forts, avec Madeleine de Scudéry, Mademoiselle de Sévigné et Fouquet, bien sûr, pour qui il réalisera Vaux-le-Vicomte.
En 1675, Le Nôtre est anobli. À quoi doit-il cet honneur ?
En principe, contrôleur n’est qu’un titre honorifique. Mais Le Nôtre en fait une fonction réelle. Au point que quand Colbert meurt, Louvois lui demande une grande enquête financière sur les travaux de Versailles. C’est une marque de confiance absolue. Le roi lui disait : « Dites-moi toujours librement ce que vous pensez. » Il y a une relation de proximité et de confiance entre Le Nôtre et le roi qui est fabuleuse. L’anecdote, très connue, des fenêtres de Trianon en est un exemple. Lors de la construction du bâtiment, le roi remarque qu’une des fenêtres n’est pas symétrique. Son ministre Louvois affirme le contraire. Le roi demande alors d’aller chercher Le Nôtre. Le Nôtre arrive et, malgré la gêne qu’il éprouve à contredire Louvois, il confirme que la fenêtre n’est pas droite. On fait tout refaire.
Ainsi, il conseillait le roi ou ses ministres pour d’autres questions que celles concernant les jardins ?
Oui. Lors de son voyage en Italie, par exemple. Le Nôtre est envoyé à Rome par le roi et par Colbert en tant que vrai connaisseur d’art, pour donner son point de vue et contribuer à cette « nouvelle Rome » que Louis XIV souhaite construire à Versailles. Il voyage dans des conditions princières, avec 28 galères et 16 vaisseaux. Il part de Marseille, fait étape à Toulon où il voit le Milon de Crotone inachevé de Pierre Puget.
C’est Le Nôtre qui demande à Colbert de faire terminer cette statue. Cette œuvre, à Versailles, c’est donc aussi grâce à lui. À Rome, il s’entretient aussi avec Le Bernin, le sculpteur virtuose du baroque, qu’il avait déjà rencontré à Paris.
L’intimité que l’on prête à la relation de Le Nôtre et Louis XIV n’est donc pas un mythe ?
P. B-D. Le Nôtre a une grande intelligence de la conversation. S’il a eu une aussi grande proximité, non seulement avec le roi mais également avec de nombreux seigneurs de la Cour, c’est parce qu’il a une finesse d’esprit qui l’a fait remarquer. Une anecdote révèle sa place auprès du roi : en principe, Trianon était réservé à Louis XIV et sa famille mais on y rencontre aussi Le Nôtre. Un jour, le sculpteur Puget se présente et demande à voir Le Nôtre, qui le fait entrer. Le jardinier demande alors la permission au roi de faire visiter les intérieurs de Trianon à Puget.
P. B-D. Sa formation ! Son passage dans l’atelier du peintre Simon Vouet est fondamental. Dans son atelier, Le Nôtre va être en contact avec les plus grands artistes et voir comment fonctionne une grosse « agence » ; il va apprendre à côtoyer et satisfaire une clientèle prestigieuse et exigeante. Chez Vouet, on ne peint pas que des tableaux on fait aussi du décor et on diffuse par la gravure. Le Nôtre a dû avoir une affinité particulière pour le décor et le théâtre. Il est très proche du monde des Menus Plaisirs et des spectacles. Le bosquet du Théâtre d’Eau, par exemple, a d’abord été pensé comme éphémère, construit par Vigarani pour des fêtes, avant d’être pérennisé.
Le Nôtre : le jardin français à grande échelle
On entend souvent dire que Le Nôtre est le créateur du jardin à la française. Vrai ou faux ?
P. B-D. Il est surtout l’héritier de nombreuses influences, venant de toute l’Europe. Le « jardin à la française » n’est pas une distinction géographique : on trouve des jardiniers français en Angleterre, en Flandres… Il y a une vraie circulation des idées. Par ailleurs Le Nôtre est avant tout un pragmatique qui s’adapte au terrain et aux demandes des commanditaires. Il a hérité d’une clientèle prestigieuse. Les règles d’optique lui sont complètement familières. On arrive ainsi à un degré de technicité et de savoir-faire unique.
Quel est l’apport de Le Nôtre au jardin à la française ?
Georges Farhat : Avec Le Nôtre, on est face à un problème précis : comment régler la composition d’un jardin à très grande échelle ? Ce problème s’intensifie à partir du début du XVIIe siècle : avec l’agrandissement des domaines seigneuriaux, les jardins deviennent de plus en plus grands. Il en résulte de très grandes étendues pour de très faibles surplombs sur des reliefs relativement plats : c’est-à-dire, des conditions de vision rasante. Et cela entraîne un raccourci perspectif extrême qu’il faut compenser. D’où le recours à l’optique et, en particulier, à des dispositifs d’anamorphose qui consistent à distendre et espacer les figures à mesure de leur éloignement d’un point de vue privilégié.
À Versailles, quels sont les lieux concernés par ce procédé d’anamorphose ?
G. F. Le Nôtre a construit une vaste anamorphose le long de l’axe du Grand Canal où toutes les figures géométriques des pièces d’eau augmentent en surface à mesure que s’accroît leur distance au Château. Ainsi se succèdent en s’élargissant et en s’allongeant : le bassin ovale de Latone, celui polylobé d’Apollon, puis les bassins de la tête et de la croisée du Grand Canal suivis enfin de celui de son extrémité ouest. Si tel n’était pas le cas, les parties les plus éloignées se trouveraient réduites, en apparence, à très peu, sans pouvoir se mesurer aux parties du premier plan. Dans l’exposition, une maquette de verre de 15 mètres de long et un film didactique rendront sensibles ces phénomènes. On réalisera aussi que, même si on ne s’en rend pas compte lorsqu’on est sur le site, le terrain très plat offre depuis la terrasse du parterre d’Eau très peu de surplomb sur l’étendue du Grand Canal. Les promeneurs vont prendre conscience que l’expérience qu’ils ont des jardins est extrêmement différente de leur réalité physique et géométrique.
On retient Le Nôtre davantage pour ses parterres de broderies et ses topiaires que pour son amour des fleurs. Vous dites que l’on a tort ?
P. B-D. Avec l’exposition, nous avons souhaité aller au-delà des clichés. On répète toujours « Le Nôtre, c’est de la symétrie ». Mais la symétrie existait avant Le Nôtre et Le Nôtre, c’est aussi de la fantaisie, et pas seulement dans les bosquets. Il invente aussi des gazons fleuris, sortes de jachères fleuries avant l’heure, contrairement au gazon anglais coupé à ras et très entretenu.
Pouvez-vous nous en dire plus, également, sur son art des bosquets ?
P. B-D. On a souhaité recréer dans l’exposition la promenade du roi à travers les bosquets de Le Nôtre : Labyrinthe, salle de Bal… On est dans quelque chose de très frais, la recherche d’harmonie et d’équilibre entre la statuaire, les fontaines et le végétal. Le Nôtre a une passion pour l’eau, comme le roi, ainsi qu’un vrai goût pour la statuaire, ce qui n’était pas connu.
On connaît Vaux-le-Vicomte, Versailles, la terrasse de Saint-Germain-en-Laye. D’autres commandes vous paraissent-elles particulièrement marquantes ?
P. B-D. Les jardins de Vaux et ceux de Versailles se déploient dans l’axe du Château. Les jardins de Juvisy sont eux dans l’autre sens. Le sublime tableau de Pierre-Denis Martin, retrouvé récemment et présenté dans l’exposition, montre ce chef-d’œuvre.
Héritages : de Versailles à Las Vegas
L’une des filiations les plus inattendues évoquées dans l’exposition est celle des urbanistes et des architectes considérés comme « modernistes ». Pourriez-vous expliquer ce lien ?
G. F. D’une certaine manière, au XXe siècle, il devient inévitable de se référer à Le Nôtre et Versailles parce qu’il appartient à cette catégorie de concepteurs des XVIIe et XVIIIe siècles qui ont eu la chance d’intervenir à si grande échelle. En Occident, il faut remonter aux Romains pour avoir des précédents d’une telle envergure. Le Nôtre développe des dispositifs qui n’avaient pas été mis en œuvre avant lui dans le terrassement, le tracé des avenues ou encore la construction par le vide plutôt que par le plein.
Peut-on dire que les jardins de Versailles sont un modèle d’aménagement urbain ?
G. F. Versailles fournit aux architectes et aux urbanistes modernes un schéma unitaire pour articuler ville et paysage. Nombreux sont en France mais aussi à l’étranger les exemples qui y font référence depuis le plan de Washington et son Mall restructuré (1901-1902) jusqu’à l’Axe Majeur de Cergy-Pontoise (1980-2009). Le Corbusier manifeste un grand intérêt pour les tracés de Le Nôtre. Il vient à Versailles, il dessine, étudie des traités de jardins comme celui de Dezallier d’Argenville (1709). Il admire l’œuvre de Louis XIV, ce roi urbaniste, qui sait voir pour l’avenir. Il s’intéresse beaucoup à la partie du paysage construit : les grandes avenues, les allées plantées, la manière de structurer l’étendue avec des pattes d’oie, des axes, des perspectives. Ce sont des dispositifs qu’il ne va pas forcément chercher à imiter, mais dont il va tirer des leçons. Dans ses premiers projets de villes théoriques, il dessine ses plans d’après des schémas extrêmement « axés », parcourus de trames étoilées et d’avenues, et qui ressemblent à des transpositions des plans de Versailles.
L’exemple le plus surprenant de l’influence de Le Nôtre sur les modernistes présenté dans l’exposition n’est peut-être pas un aménagement mais la couverture d’un livre…
G. F. Oui, l’image de cette couverture est un photomontage dans lequel un échangeur autoroutier est superposé à une vue gravée des jardins de Versailles. C’est la couverture d’un ouvrage qui a eu un très grand impact : Space, Time and Architecture, publié en 1941 par Siegfried Giedion, un historien suisse de l’architecture du mouvement moderne (voir ci-contre). Selon Giedion, l’urbanisme moderne trouverait ses origines dans les jardins « baroques » de Versailles liés par leurs avenues « à l’extension infinie de l’espace ».
Plus récemment, les jardins de Le Nôtre ont été le théâtre d’expérimentations jouant de l’anamorphose dont nous parlions. Par exemple, l’artiste Xavier Veilhan, pour son exposition à Versailles en 2009, avait installé sur le Tapis vert des boules sombres qui formaient une lune si l’on se plaçait au point de vue du Roi, en haut de la Grande Perspective…
G. F. Beaucoup d’artistes contemporains sont fascinés, comme Le Nôtre, par cette question de l’anamorphose, parce qu’elle interroge les modalités de la perception et de la représentation, de la vision et de l’expérience corporelle. Ce sont des thèmes fortement débattus au XVIIe siècle et que chaque période revisite. L’Op art ou le minimalisme, évoqué dans l’exposition par une œuvre de Donald Judd, s’en sont saisis de manières radicalement opposées l’un et l’autre. C’est dans le sillage des minimalistes que le paysagiste américain Peter Walker, auteur du Mémorial du 11 septembre à New York, a conçu une interprétation puissante et paradoxale de l’œuvre de Le Nôtre. Robert Venturi [un architecte américain qui a théorisé l’architecture « postmoderniste » de Las Vegas, ndlr], en raison des caractéristiques spatiales d’ouverture et d’« indéfinition » des jardins, définit le parking d’un centre commercial de Las Vegas comme le « parterre du paysage de l’asphalte ». C’est évidemment le parterre de Versailles qu’il a en tête.
Propos recueillis par Victor Guégan
À VOIR :
Le Nôtre en perspectives. 1613-2013
Du 22 octobre 2013 au 23 février 2014
Dans les salles d’Afrique et de Crimée du Château
Horaires : 9 h-17 h 30 (dernière admission : 17h)
AUTOUR DE L’EXPOSITION :
Visites commentées : 7 et 20 novembre ; 14 décembre 2013 ; 12, 16, 21, 22, 23, 28, 29 et 30 janvier 2014, à 10h.
Sur réservation.
Une programmation spéciale de visites thématiques est également dédiée à la figure du jardinier.
Un mini-site dédié à l’exposition
À LIRE :
André Le Nôtre en perspectives
Sous la direction de Patricia Bouchenot-Déchin et Georges Farhat,
coédition Hazan-Château de Versailles, 2013
Hors-séries Le Figaro, « Aux jardins de Monsieur Le Nôtre », 8,90 € ;
Télérama, « Le Nôtre jardinier du roi, roi des jardiniers », 8,50 €