L’exposition « Le Nôtre en perspectives… » dévoile également un « héritage » singulier du jardinier de Versailles : la recréation contemporaine du bosquet du Théâtre d’Eau
par le paysagiste Louis Benech.
En attendant de découvrir le projet, au printemps 2014, Les Carnets de Versailles ont rendu visite à l’artiste Jean-Michel Othoniel, qui a créé les fontaines des bassins.
De son atelier, il nous raconte l’histoire de ces sculptures d’eau.
Jean-Michel Othoniel à son bureau. © EPV / Didier Saulnier
Les habitués de la Comédie française et du Louvre connaissent bien une des œuvres de Jean-Michel Othoniel : l’habillage de la station de métro Palais-Royal – Musée du Louvre au nom poétique de Kiosque des Noctambules (2000). Elle a, avec les fontaines du bosquet du Théâtre d’Eau, un point commun d’importance : un désir de faire revivre l’histoire du lieu qu’elle investit. « Pour le Palais-Royal, j’ai travaillé sur l’histoire de Guimard, un artisan de l’Art nouveau qui avait lui-même œuvré pour la RATP. Je ne suis pas historien, mais une œuvre d’art est presque toujours liée à une histoire. Et ça, c’est vraiment le projet de Versailles qui me l’a révélé ».
Maquette des fontaines dans l’atelier de Jean-Michel Othoniel. © EPV / Didier Saulnier
Othoniel s’intéresse à l’histoire du « Théâtre d’Eau » en tant que lieu vivant. Il cherche à comprendre comment Louis XIV s’était approprié le lieu, en usait. Les déplacements métronomiques de la promenade du Roi dans les jardins lui rappellent une véritable chorégraphie, une impression confortée par l’inclinaison du monarque pour la danse. Dans le même temps, au détour d’une lecture, il découvre l’existence d’un livre écrit par un danseur et chorégraphe de l’époque, Raoul-Auger Feuillet, qui, publié en 1701, répertorie les pas de danse qu’affectionnait Louis XIV. Alors en résidence d’artiste au musée Isabella Stewart Gardner à Boston (États-Unis), Othoniel a l’occasion de lire, par une chance incroyable, l’un des trois derniers exemplaires au monde de cet ouvrage. Il ne le sait pas encore mais cette lecture deviendra le point de départ de son œuvre versaillaise. En effet, l’artiste interprète cette partition qui répertorie les différents pas royaux à la manière de notes de musiques, comme « une sorte de calligraphie qui marque le positionnement des corps dans les danses. On y lit le déplacement du roi, de son corps ». Les notations lui fournissent « un abécédaire à combiner de façon à retrouver les pas des danses de Louis XIV ». À partir de cette véritable grammaire formelle, il compose trois sculptures-fontaines de perles dorées de grande taille, translucides, offrant le mirage scintillant d’un Roi-Soleil qui danse sur l’eau. Chacune d’entre elles correspond à une danse décrite dans le livre de Feuillet : « Entrée d’Apollon », « La Bourrée d’Achille » et « Le Rigaudon de la Paix ».
On imagine souvent que les sculpteurs travaillent essentiellement la pierre ou le bronze. Othoniel a une prédilection pour le verre. Pas n’importe lequel. En collaboration avec les plus grands maîtres verriers, à Murano ou à Bâle, il crée des éléments de verre parfois gigantesques dont la forme pas tout à fait ronde rappelle l’imparfaite géométrie d’un corps humain. Les « perles », comme il les nomme, sont soufflées à la bouche et à la main, ce qui leur donne ce côté irrégulier. À leur propos, l’artiste évoque l’ombre de l’esthétique baroque : « le baroque, c’est le geste figé. Dans ce sens les perles sont doublement baroques : incarnation du geste figé de la danse et du souffle, du geste arrêté du verrier ».
Détail des perles de Jean-Michel Othoniel au bosquet du Théâtre d’Eau. © Château de Versailles / Thomas Garnier.
À ces gestes figés dans le verre, répond l’eau qui danse. L’œuvre d’Othoniel ne serait pas tout à fait fontaine s’il ne s’était pas attaché également à sculpter ce matériau des plus capricieux qu’est l’eau. Pour parvenir à tailler dans le liquide l’exubérance formelle souhaitée, il établit un « autre clin d’œil historique » : Latone, le premier bassin en dessous des parterres d’eau, dans l’axe de la Grande Perspective. Les jets du bassin lui servent d’étalon. « Ici, la forme de l’eau me fascine. Quand elle sort, elle se vrille. Aucune fontaine en France ne lui ressemble. » L’artiste travaille donc à retrouver, dans le chef-d’œuvre du XVIIe siècle, le « dessin formé par les jets d’eau ». Pour cela, il part d’un relevé des « ajutages » de Latone, ces petites plaques de métal trouées qui orientent l’eau. Leur fabrication relève d’un travail d’orfèvre qui se confond avec un métier à part entière, les « ajusteurs ». Le sculpteur passe avec eux de longs moments à tester l’eau pour qu’elle s’envole, tombe et rebondisse avec la même harmonie que son modèle.
« Je pense que notre projet, avec Louis Benech, est un jardin hédoniste. C’est le plaisir d’écouter des fontaines, de voir des ricochets dans l’eau, et de se promener… » Une fois dit cela, Othoniel fait silence, comme si l’essentiel était dit. Dans son atelier, nous levons les yeux sur les feuilles accrochées au mur, derrière la table à laquelle il dessine les croquis de ses futurs projets. S’y détachent des motifs floraux et une série de gravures représentant des jardins statuaires, peuplées d’architectures fantasques et de végétations sculpturales. L’artiste explique qu’elles sont tirées d’un incunable de 1499, Songe de Poliphile, qui inspire son travail. « Dans Songe de Poliphile, sont décrites des parades, notamment la grande parade de l’amour, un thème souvent repris dans les jardins… les voiles, les sculptures de Vénus véhiculent une idée justement très hédoniste. On retrouve cette idée de parade dans le Théâtre d’Eau. » L’ouvrage raconte une suite de rêves. Poliphile, le héros, s’endort et tente de retrouver Polia, son amour perdu, au cours d’un voyage dans un pays étrange, peuplé de nymphes et de ruines antiques… Un fantasme de « nouvelle Rome » qui fait terriblement penser à celui de Versailles. L’imagination de Poliphile est si fertile que les paysages du livre prirent racine dans le réel : les gravures, notamment, eurent une grande influence sur l’art des jardins à l’époque moderne, plusieurs générations de jardiniers et de sculpteurs allant puiser à sa source pour leurs compositions – et, parmi eux, qui sait, André Le Nôtre ?
Relire des livres oubliés pour relier passé et présent : voilà comment Othoniel « cultive » l’histoire dans les jardins de Versailles. À la manière d’un conteur, plus que d’un historien. « Cela me plaît d’offrir à tout le monde une vision liée peut-être au merveilleux, à l’émerveillement, de créer un lieu qui permet au plus grand nombre de s’échapper hors du temps. » Une manière, aussi, pour le visiteur de cultiver son jardin : le bosquet sera accessible à tous, dès le printemps 2014, gratuitement, et toute l’année.
Victor Guégan,
membre de la rédaction des Carnets de Versailles.
EN SAVOIR PLUS :
Le projet de recréation contemporaine du bosquet du Théâtre d’Eau est visible dans l’exposition :
Le Nôtre en perspectives. 1613-2013.
Du 22 octobre 2013 au 23 février 2014.
À LIRE :
« Le Nôtre : de Versailles à Las Vegas », par Victor Guégan
« Un bosquet dansant », par la rédaction des Carnets de Versailles
