Depuis le 21 mars, Emmanuel Laurentin, producteur à France Culture, installe une fois par mois sa « Fabrique de l’Histoire » dans la salle du Jeu de paume, à Versailles. Fidèle au principe de son émission et servi par la puissance symbolique du lieu, il recevra les personnalités politiques françaises et européennes qui font l’actualité pour les interroger sur leur imaginaire historique.
L’émission existe depuis maintenant dix ans, pourquoi choisir aujourd’hui de venir enregistrer au Jeu de paume ?
Le principe de La Fabrique de l’Histoire est de s’interroger sur les usages politiques, sociaux et culturels du passé. Selon moi, la salle du Jeu de paume est symptomatique de ce concept. Par excellence, elle interroge les rapports entre passé et présent, entre histoire et actualité. C’est le lieu d’un événement historique fondateur, le serment du Jeu de paume du 20 juin 1789, mais également celui de la construction d’une mémoire : dans cette salle, Horace Vernet a peint ses grandes fresques historiques pour le musée de l’Histoire de France de Louis-Philippe et la IIIe République a installé un musée commémoratif en vue des célébrations du centenaire de la Révolution française.
Il y a ici une puissance, un génie du lieu. Il est certain que plongé dans ce décor et fixé par les regards marmoréens des bustes des grands révolutionnaires alignés dans cette salle, un homme ou une femme politique ne dira pas les mêmes choses que si nous l’interrogeons dans un studio ou dans son bureau. Confrontés aux empreintes de l’Histoire, les invités ont une autre façon de raconter le passé et ses influences.
D’emblée, nous pourrions penser que les politiques mobilisent finalement des références historiques assez semblables. Est-ce le cas ?
On pourrait effectivement penser qu’il existe une sorte d’imaginaire partagé. Mais les entretiens que nous avons réalisés jusque-là, notamment à l’occasion des deux dernières élections présidentielles, ont au contraire démontré une grande variété. En revanche, ce qui nous a frappés, c’est l’imaginaire relativement récent des personnalités interrogées. Il ne remonte pratiquement jamais au-delà de la Révolution, et pour beaucoup, il ne va pas au-delà du XXe siècle.
Selon vous, la culture historique s’est donc un peu émoussée ?
Je pense surtout que le référentiel historique a changé. Les politiciens du XIXe et du début du XXe siècle se référaient beaucoup à la démocratie athénienne, à l’Empire romain, ou encore à Jeanne d’Arc. Ce n’est plus du tout le cas aujourd’hui : les deux guerres mondiales et les guerres de décolonisation ont profondément marqué les consciences et occupent une place importante dans les mémoires.
Les références restent toujours très françaises ?
Oui, même si certains politiques, notamment ceux qui se sont formés à l’étranger, développent des imaginaires complètement déterritorialisés qui n’ont rien à voir avec les références classiques de la République française. Ils évoquent alors Martin Luther King, Gandhi, la guerre d’indépendance américaine…
Les références historiques sont-elles liées à l’appartenance ?
Beaucoup moins qu’il y a 30 ou 40 ans. À l’époque, les appareils des partis délivraient leurs récits constitutifs en grande pompe et façonnaient davantage les imaginaires des politiques. Aujourd’hui, ce n’est plus vraiment le cas. Mais il faut dire aussi qu’il y a moins de tensions qu’auparavant sur l’interprétation des grands événements historiques. La Révolution française, par exemple, divise moins qu’il y a quarante ans. De même, la question de la République n’est plus aussi clivante que dans les années 1920 ou 1930.
Alors comment se construit l’imaginaire historique ?
Lorsqu’on travaille sur les usages du passé, il est fascinant de découvrir les différents modes de constitution d’un individu vis-à-vis de l’Histoire. Il y a évidemment l’apprentissage par l’école, par les livres que l’on a lus, les films que l’on a vus, les rencontres que l’on a faites. Il ne faut pas non plus négliger la force particulière du récit familial, qui vient d’ailleurs parfois concurrencer les récits historiques. Tous ces biais s’enchevêtrent différemment selon les individus. On a beau venir du même milieu, ou même être né dans la famille, nos imaginaires historiques sont très variés : parce qu’on n’a pas eu le même professeur, le même instituteur, parce que les uns ont connu le grand-père qui racontait la guerre de 14 mais que les autres sont nés trop tard pour l’avoir entendu, etc. C’est ce qui fait que nous avons tous un rapport personnel et unique aux héritages du passé.
Comment cet imaginaire historique agit-il sur nos hommes et nos femmes politiques ?
Face à l’adversité ou à la rue qui gronde, on peut imaginer qu’un homme ou une femme politique ne décide pas de la même manière s’il admire Napoléon ou le général de Gaulle, ou s’il se réfère sans cesse à la figure de Mendès France. Dans le premier imaginaire, on devine bien la culture de l’homme fort, seul contre tous, qui prend des décisions en rupture avec son entourage et qui pense qu’en agissant de la sorte il fait l’histoire. Dans l’imaginaire mendésiste, le comportement est différent : une décision juste ne peut être prise qu’en incitant les parties en conflit à se mettre autour d’une table pour discuter.
Et vous, quel est votre imaginaire historique ?
C’est compliqué de réfléchir à son propre imaginaire historique, surtout quand on a l’habitude, comme moi, de poser cette question à d’autres personnes ! Comme pour beaucoup, je pense qu’il niche du côté de l’enfance. J’ai commencé à m’intéresser à l’histoire grâce à mon grand-père, qui en était passionné. Puis il y a eu aussi cet instituteur de l’école communale où j’étais scolarisé dans le Poitou, et qui, à la fin de chaque année scolaire, au moment où on allait partir en vacances, nous passait le disque vinyle noir du discours d’André Malraux lors du transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon. J’ai toujours été profondément marqué par les récits de la Résistance et de la seconde guerre mondiale. Il m’arrive d’ailleurs de réécouter le discours de Malraux, et chaque fois je suis sincèrement ému.
La Révolution française a également beaucoup marqué mes premières années de jeunesse. Je me souviens en particulier de deux livres d’histoire illustrés que j’avais dans ma chambre, l’un sur Robespierre, l’autre sur Napoléon. C’est complètement contradictoire, j’en conviens, mais c’est ce que j’essaye d’expliquer : le propre de l’imaginaire historique, c’est de ne pas être toujours où on l’attend.
Propos recueillis par Elsa Martin.
Le Jeu de paume : le destin d’une salle de sport
Le gymnase de l’Ancien Régime
La salle du Jeu de paume de Versailles fut construite en 1686 à quelques pas du Château. Les membres de la Cour aussi bien que les habitants de Versailles s’y rendaient pour pratiquer la Paume, jeu de balle très à la mode tout au long du XVIIIe siècle.
Le berceau de la Révolution française
Le 20 juin 1789, s’étant vus refuser l’accès à l’hôtel des Menus Plaisirs où se tenaient les États généraux, les députés du Tiers État, nouvellement constitués en Assemblée nationale, décidèrent de braver les pressions royales et se réunirent dans la salle du Jeu de paume. Ils y prêtèrent serment : « Nous jurons de ne jamais nous séparer et de nous réunir partout où les circonstances l’exigeront jusqu’à ce que la Constitution du royaume soit établie et affermie sur des fondements solides. » Acte fondateur de la démocratie moderne, le Serment du Jeu de paume est à l’origine de la séparation des pouvoirs et de la souveraineté nationale en France.
L’atelier d’artistes et l’hospice militaire du XIXe siècle
En l’an II, la Convention décida que ce lieu, devenu symbole, devait être nationalisé. Plusieurs projets d’embellissement pour en faire un temple de la République naissante furent alors élaborés mais sans qu’aucun n’aboutissent. La salle devint tour à tour atelier d’artistes (Antoine-Jean Gros en 1804, puis Horace Vernet sous Louis-Philippe y peignirent) et hospice militaire en 1815, avant de redevenir un jeu de paume sous Napoléon III. Mal entretenue, la salle dut fermer en 1870.
Le musée de la IIIe République
Dans les années 1880, la salle fut entièrement restaurée par l’architecte Edmond Guillaume et prit alors l’allure qu’elle a encore aujourd’hui : un édicule dorique abritant une statue en marbre de Bailly par René de Saint-Marceaux en son centre, les noms des signataires du Serment mêlés à une frise de feuillage apposée les murs, les bustes des plus éminents membres de la jeune Assemblée alignés tout autour. Une toile monumentale de Merson reprenant le dessin du Serment du Jeu de paume exécuté par Jacques-Louis David en 1791 fut également installée. En 1883, Jules Ferry, président du Conseil, y inaugura le musée de la Révolution française afin de préparer les cérémonies du centenaire de la Révolution.
Aujourd’hui : un lieu de mémoire et de discussion
Entièrement rénovée en 1988 à l’occasion des célébrations du bicentenaire de la Révolution, la salle du Jeu de paume reçut le président François Mitterrand pour commémorer l’héritage du souffle républicain de 1789. En 2010 et 2011, les « Entretiens du Jeu de paume » rassemblèrent des personnalités du monde politique, scientifique ou des médias afin de réfléchir aux conditions d’exercice de la démocratie actuelle.