On doit à Serge Prokofiev (1891-1953) d’avoir transformé Roméo & Juliette en un ballet époustouflant. La partition fut écrite en 1935 alors qu’il rentrait de longues années d’exil pour s’installer à Moscou, au cœur de l’URSS de Staline. À l’occasion de la représentation de cette œuvre audacieuse sur le parterre de l’Orangerie, notre critique musical retrace la carrière d’un génie russe mal-aimé.
Mystérieux et transparent Prokofiev ! Si pressé et si lent, et même patient ! C’est comme s’il avait déboulé dans le monde musical du XXe siècle à motocyclette. La machinerie de l’engin, son motorisme, son boucan, son ostensible modernité sont dans sa musique, en constituent le fond du fond sonore. Pas d’acier, le titre de son deuxième ballet pour Diaghilev est assez éloquent. Un peuple en marche, des travailleurs, une usine qui tourne : tout sauf du tutu même déplissé, parisianisé façon Chanel. Quand il réintégrera sa Russie natale, ça ne sera pas pour la chanter – Prokofiev n’était pas précisément vocal – mais pour déployer sa voix à elle, la faire entendre, telle qu’elle est, au-delà de ces péripéties, simplement péripéties, qui font trembler l’Histoire, et s’appellent Révolutions.
Il y avait tout appris, piano, composition, Prix Rubinstein (l’ancien, Anton, pas notre Roi Arthur) comme à la fois compositeur et exécutant de son Concerto. C’est un peu se poser en Mozart. Alors on prend du champ, on voit du pays. Tout Russe le fait, ça se lit dans les romans, dans Tchekhov. Lui est allé plus loin que Genève. Ses eaux c’est à Baden-Baden qu’il les a fait prendre à son opéra juvénile et ambitieux, Le Joueur, d’après Dostoïevski précisément. À Paris il n’aura pas de mal à épater Diaghilev, opportun rechange à Stravinsky. Allait-il s’enfermer dans les Ballets russes à la mode ? Il s’échappa aux USA, récitaliste à la fois et compositeur : à Chicago où régnait alors Mary Garden il donne l’Amour des Trois Oranges, féerie narquoise d’après Gozzi. Redevenu parisien (marié, père et élégant) il joue au bridge (de pleines heures enfumées), joue aussi à s’établir des records, maniaque comme même Ravel n’oserait l’être dans ses exactitudes, sa façon de millimétrer et minuter ses pas, il fixe ses rendez-vous à 10 heures 08, et qu’on ne s’avise pas d’arriver à 09 surtout.
Une symphonie de lui n’hésite pas à se titrer « classique », lui-même certes a le profil moderne, a touché à tout. Est-ce être arrivé quelque part ? Il n’a jamais rendu son passeport russe (quand Stravinsky, lui, très officiellement, se naturalisait ailleurs, ici puis là). Avec sa femme catalane et ses gosses il revint à 44 ans, pour ne plus partir. Dieu sait que le régime n’était pas commode à la création en liberté. Il y avait des règles, des purges, des censures. Il s’en accommoda et même de l’autocritique. Ce qui fâcha certains. On ne voulut pas comprendre qu’ayant bourlingué un tel Russe n’est qu’à demi déraciné, il lui faut son sol. Prokofiev cessera un jour de se produire comme pianiste, au motif que la préparation d’un programme de récital lui coûtait une demi-sonate qu’il aurait pu écrire. La terre russe veut porter son fruit, le créateur ne veut plus que produire. Plus de moto, certes, mais pas des pantoufles pour autant. On sait quelle indomptable, lancinante âme russe épique il a retrouvée et fait devenir musique pour accompagner les films d’Eisenstein, Alexandre Nevski puis Ivan le Terrible. La guerre est pour bientôt, ces films disent la vérité russe de toujours face à l’envahisseur d’aujourd’hui. La paix revenue, Guerre et Paix laissera l’épique s’épanouir de façon plus sentimentale, historiée.
Prokofiev aura rendu assez hommage à son pays, méritant mieux que le silence qui enveloppa sa mort en 1953. Elle avait tort de survenir le même jour que Staline, qui monopolisait la une. C’est le tournant 1940 qui reste le plus mystérieux dans cet itinéraire hors normes (et tout sauf millimétré). On n’est pas aussi russe que Prokofiev sans avoir son Tchaïkovski, son ballet féerie aussi, dans les veines, et ce n’est pas chez Diaghilev que cette source-là se serait épuisée. Rentré au pays, il osa ce que le ballet classique n’avait jamais osé, un grand Shakespeare fait pour être dansé, Roméo et Juliette (1935). Des suites d’orchestre, il va sans dire, en furent tirées, transcrites pour le piano aussi. Côté opéra, tournant le dos à la veine violente, pour ne pas dire extrémiste, d’un Ange de feu qui attendra des décennies encore avant d’être créé, à quoi se mettait-il ? A des Fiançailles au couvent d’après Sheridan, et dans une veine parodique qui ressuscite, frais comme l’oeil, le génie burlesque aimable de Rossini ! Etait-ce le détour indispensable ? Le ballet qui suivra, Cendrillon, ne vise plus à Shakespeare. Mais il intègre de ces éléments merveilleux burlesques que l’Amour des trois Oranges, vingt ans plus tôt, mettait en opéra, et dont reste ici, textuelle, une suite portant le même titre. Mais il se souvient aussi de ce Chout (alias le Bouffon) applaudi chez Diaghilev, et quelles métamorphoses acides vont pouvoir subir les personnages acariâtres du conte ! N’est-ce pas Rossini toujours ? C’est comme si les vilaines sorelle que montre sa Cenerentola se trouvaient montées ici sur échasses ou roulement à billes, à bout de grotesque, et à leur tour humiliées. Ah le Prokofiev rentré au pays et qui n’en sortira plus ne s’est pas fait paysan, ni passéiste. Mais il y rapportait, pour le faire refleurir, le plus vif d’un héritage musical européen commun.
Sergueï Prokofiev en 5 dates
23 avril 1891 : naissance à Sontsovka.
1913 : Prix Anton Rubinstein à sa sortie du conservatoire de Saint-Pétersbourg
1927 : Tournée en URSS qui rencontre un immense succès après des années d’exil
1943 : Prix Staline (appelé plus tard prix d’Etat de l’URSS)
5 mars 1953 : Mort de Prokofiev une heure avant Staline, son décès passe inaperçu