Après Giuseppe Penone et Lee Ufan qui « dialoguaient » avec André Le Nôtre, Anish Kapoor, depuis octobre, e confronte avec les bâtisseurs de Versailles. Tension, déconstruction, mystère… pendant l’été 2015, la cosmologie d’Anisch Kapoor a rencontré celle du Roi-Soleil.
Anish Kapoor est né en 1954 en Inde, à Bombay. Après une scolarité au prestigieux internat Doon School (Dehra Dun) et un séjour dans un kibboutz en Israël entre 1971 et 1973, il se rend en Grande-Bretagne, embrassant une carrière d’artiste, étudiant successivement au Hornsey College of Art et à la Chelsea School of Art and Design. Considéré comme l’un des sculpteurs les plus influents de sa génération, il vit depuis à Londres. En 2011, les spectateurs français ont pu prendre la mesure du travail de Sir Anish Kapoor lors de la quatrième édition de Monumenta, événement qui propose à un artiste de réaliser un projet inédit pour l’espace monumental du Grand Palais. L’œuvre de Kapoor, Leviathan, consistait en une gigantesque sculpture de trente-cinq mètres de hauteur, composée de quatre formes ovoïdes en PVC. Le spectateur entrait dans l’exposition en pénétrant à l’intérieur de la sculpture, comme englouti par le ventre de la Bête. La différence de température avec l’extérieur, l’écho des sons déformés par les parois vibrantes de la caverne, le poids léger mais perceptible de l’air pressurisé (qui maintenait la structure de plastique en élévation) sur les tympans, offrait au visiteur davantage qu’un exercice de contemplation, une expérience sensorielle. Ensuite, le spectateur sortait du Leviathan pour l’observer de l’extérieur, le contourner et percevoir non seulement l’immensité de l’espace dont il venait de s’extraire, mais aussi les trois autres bulbes ovales couleur aubergine, dont l’intérieur restait inaccessible.
Ce jeu entre l’intérieur et l’extérieur, l’organique et le monumental est caractéristique du travail de Kapoor. Svayambh, par exemple, titre d’une installation créée en 2007 pour le musée des Beaux-Arts de Nantes, fait référence à un mot sanskrit signifiant « créé en dehors de lui-même ». Un gros bloc de cire rouge sur des rails fixés à 1,50 mètre du sol traversait lentement le rez-de-chaussée de l’institution. Du fait de sa hauteur et de sa largeur légèrement supérieures aux dimensions des entrées arquées des différents espaces Svayambh se voyait dépouillé de sa cire comme un supplicié écorché vif se voit arracher les morceaux de sa chair.
Cette idée d’un corps arraché à lui-même était également le thème d’une autre installation de l’artiste, Marsyas (2002) dans le Turbine Hall de la Tate Modern, à Londres. Sculpture aux dimensions monumentales, elle rappelait à notre mémoire une toile sublime de Titien, Le Supplice de Marsyas, peinte à l’été 1576. Kapoor explique ainsi le choix de son titre :
« Je me suis inspiré de cette toile. Au début, je n’osais pas l’appeler ‹ Marsyas ›, je trouvais cela trop prétentieux. Mais ce titre était tellement évocateur de la symbolique de ma sculpture que j’ai fini par l’adopter. »
Longue de 155 mètres, la sculpture occupait l’ensemble de l’espace, jouant avec les frontières de l’architecture. Elle se présentait sous la forme d’un très grand anneau d’acier derrière lequel s’étirait une sorte de membrane de PVC rouge traversant tout le Turbine Hall et dont la forme rappelait un entonnoir. À la différence de Leviathan, il était impossible d’entrer dedans. Marsyas, comme Leviathan, puise sa thématique dans la mythologie : il s’agit du châtiment infligé au satyre Marsyas par Apollon, pour avoir osé rivaliser avec lui en jouant de la flûte. Dans ses Métamorphoses, Ovide contait l’horreur de sa punition :
« ‹ Pourquoi m’arraches-tu à moi-même ? › dit-il, ‹ Ah ! Comme je regrette ! Une flûte ne vaut pas un tel prix ›, criait-il. Et tandis qu’il crie, de haut en bas de ses membres on l’écorche, il n’est plus qu’une plaie ; le sang suinte de partout, ses nerfs et mis à nu, sans aucune peau, ses veines tremblent et battent ; on pourrait compter les entrailles qui palpitent et les organes qui transparaissent dans sa poitrine. »
La référence à la figure de Marsyas offre un point de tension entre l’univers de Kapoor et la mythologie apollinienne que Louis XIV s’est efforcé de cultiver dans la célébration de son pouvoir divin. Au château de Saint-Cloud, détruit en 1870, la galerie Apollon par Pierre Mignard présentait huit bas-reliefs illustrant les mythes de la divinité, parmi lesquels on retrouvait cette scène de supplice. Au palais des Tuileries, dans le cadre du projet de décoration inachevé de 1666-1671, des panneaux représentant Apollon avec Marsyas jouant de la flûte et Marsyas écorché par Apollon figuraient au-dessus de la porte de la chambre de l’appartement haut du Roi. Dans les jardins de Versailles, un groupe statuaire Marsyas et Olympe (1684) – copie d’antique réalisée à Rome par Jean-Baptiste Goy – installé dans le bosquet du Théâtre d’eau, mais aujourd’hui visible au bosquet des Rocailles, évoque un épisode assez rarement représenté, antérieur au supplice, dans lequel le satyre initie son fils à l’art de la flûte. Alors que le Marsyas de Kapoor entretenait un lien fraternel avec celui de Titien, son refus de toute intériorité conteste l’idée même d’incarnation et de personnification du pouvoir. Même si un dessin de Le Brun fait état d’un projet de galerie d’Apollon, abandonné au profit d’Hercule, dans lequel le supplice se trouvait représenté, on note, par ailleurs, la discrétion de l’épisode du supplice dans la cosmologie versaillaise : sans doute n’était-il pas des plus glorieux pour l’étalon du Roi-Soleil, montré sous un jour cruel et inhumain.
À l’instar de Marsyas, l’on pourrait dire que certaines œuvres de Kapoor se regardent comme des écorchés. Non seulement au sens premier du terme, mais également au sens que revêt ce mot dans les disciplines artistiques : esquisses préparatoires qui représentent un corps humain ou animal dont la peau a été retirée de façon à détailler les muscles, les veines et les articulations. Ou encore, en design et en architecture : dessins de machines et de bâtiments dont l’enveloppe extérieure opaque est partiellement ou totalement retirée de façon à montrer la disposition interne des composants et des pièces. Il suffit de regarder les esquisses de Marsyas pour la Tate, qui témoignent de la collaboration de Kapoor avec le designer et architecte Cecil Balmond, pour s’en convaincre. Visibles sur le site internet de Kapoor, elles permettent de saisir à quel point la figure de l’écorché fait la jonction entre l’architecture et l’humain, la profondeur architecturée de notre organisme et le caractère opaque de notre peau comme de la pierre. Ces modes opératoires qui ramènent l’intérieur du corps vers l’extérieur sont nés à la Renaissance, justement lorsque des artistes qui étaient aussi des scientifiques, à l’instar de Léonard de Vinci, se mirent à ouvrir des corps pour mieux les dessiner, comprendre et retranscrire la structure des tissus et des membranes.
Dans les sculptures de Kapoor, les hommes comme les mythes sont observés de l’extérieur, à travers leur corps, chair, et muqueuses auxquelles renvoie l’omniprésence de la couleur rouge : sans intériorité, ils sont réduits à leurs caractères physiques élémentaires :
« je travaille avec le rouge, dit Kapoor, parce que c’est la couleur charnelle, matérielle du corporel. Je veux rendre le corps céleste. C’est là une transformation fondamentale et quelque peu mystérieuse. »
Le sculpteur cultive la matière plutôt que la mythologie. Ainsi, dans Ascension (2003), la personnification du mythe s’efface au profit d’un phénomène purement physique qui n’est peut-être pas moins mystérieux : une fumée s’élevant en colonne, aspirée vers le conduit d’une cheminée, rejouée au cœur de la Basilica di San Giorgio Maggiore, à Venise, en 2011. S’il y a une révolution dans l’œuvre de Kapoor, elle est copernicienne.
Le caractère opaque ou organique des sculptures les rend sensibles à leur environnement physique, ce dont témoigne également la prédilection de l’artiste pour les matériaux réfléchissants et les formes incurvées qui dialoguent souvent avec le ciel : miroirs pour le Sky Mirror devant le théâtre de Nottingham (2001) et le Rockefeller Center à New York (2006) ou encore C-Curve (2007) ; acier inoxydable pour Cloud Gate(2004), sculpture en forme d’énorme haricot au Millenium Parc de Chicago, dont les parois étirent la ligne d’horizon ; fibre de verre peinte pour Horizon (2008), une coupole bleutée placée verticalement sur un mur réfléchissant celui qui la regarde dans un lointain inaccessible. Concernant cet intérêt pour les corps célestes et leurs reflets, ceux qui ont l’habitude d’arpenter les allées des jardins de Versailles remarqueront peut-être que Kapoor a pu trouver, en bas de la Grande Perspective, une œuvre parente : le Grand Canal d’André Le Nôtre, dont Erik Orsenna écrivait dans sa biographie romancée du jardinier du Roi, Portrait d’un homme heureux, qu’il « sert à refléter » : grâce à lui, « le ciel et ses caprices deviennent, n’en déplaisent à Louis, les premiers personnages de l’histoire ».