À l’occasion de l’anniversaire de l’Indépendance américaine, le 4 juillet, nous publions un extrait du premier chapitre de De l’influence de la Révolution d’Amérique sur l’Europe que Nicolas de Condorcet, ami de Thomas Paine, défenseur des idées des Lumières et acteur de la Révolution française, publia en 1786 et dédia à La Fayette (dont il est question dans les derniers paragraphes). Dans un vibrant plaidoyer pour la démocratie et la liberté de la presse, Condorcet considère que l’Indépendance américaine pourrait servir de modèle
à un nouveau monde politique.
Extrait de « L’Influence de la révolution d’Amérique sur les opinions et la législation de l’Europe » [1786], dédié à M. le Marquis de Lafayette, qui à l’âge où les hommes ordinaires sont à peine connus dans leur société, a mérité le titre de bienfaiteur des deux mondes, in Œuvres de Condorcet, t. 8, Firmin Didot Frères, 1847.
« Le genre humain avait perdu ses titres, Montesquieu les a retrouvés et les lui a rendus » (Voltaire). Mais il ne suffit pas qu’ils soient écrits dans les livres des philosophes et dans le cœur des hommes vertueux, il faut que l’homme ignorant ou faible puisse les lire dans l’exemple d’un grand peuple.
L’Amérique nous a donné cet exemple. L’acte qui a déclaré son indépendance est une exposition simple et sublime de ces droits si sacrés et si longtemps oubliés. Dans aucune nation, ils n’ont été ni si bien connus, ni conservés dans une intégrité si parfaite.
L’esclavage des nègres subsiste encore, à la vérité, dans quelques-uns des États-Unis ; mais tous les hommes éclairés en sentent la honte, comme le danger, et cette tache ne souillera plus longtemps la pureté des lois américaines.
[…]
La liberté de la presse est établie en Amérique, et l’on y a regardé avec une juste raison le droit de dire et celui d’entendre les vérités qu’on croit utiles, comme un des droits les plus sacrés de l’humanité.
Dans un pays où le saule serait un arbre sacré, et où il serait défendu, sous peine de la vie, d’en rompre une branche pour sauver un homme qui se noie, dirait-on que la loi ne porte aucune atteinte ni à la liberté, ni à la sûreté des citoyens ? Si l’absurdité des lois contre la liberté de la presse ne nous paraît pas aussi palpable, c’est que malheureusement l’habitude a le pouvoir funeste de familiariser la faible raison humaine avec ce qui doit le plus la révolter.
Or, l’exemple seul de tout le bien que la liberté de la presse a fait et fera encore en Amérique, sera d’autant plus utile pour l’Europe, qu’il est […] propre […] à rassurer contre les prétendus inconvénients de cette liberté. Déjà plus d’une fois on a vu l’Américain se soumettre tranquillement à des lois dont il avait attaqué avec chaleur, ou les principes ou les effets, et obéir avec respect aux dépositaires de la puissance publique, sans renoncer au droit de chercher à les éclairer et de dénoncer à la nation leurs fautes ou leurs erreurs. On a vu des discussions publiques détruire les préjugés, et préparer aux vues sages de ces législations naissantes l’appui de l’opinion générale.
On a vu cette liberté, loin de favoriser l’intrigue, dissiper des associations particulières, empêcher ceux qui étaient conduits par des vues personnelles de se former des partis, et on a pu en conclure que les déclamations et les libelles n’ont de danger, qu’autant que la sévérité des lois les oblige de circuler dans les ténèbres.
On y a vu, enfin, que l’opinion répandue facilement et promptement dans un pays immense, au moyen de l’impression, offrait au gouvernement, dans des circonstances difficiles, une arme souvent plus puissante que les lois. Nous n’en citerons qu’un exemple : la désertion s’était introduite dans une partie de la milice ; les peines les plus sévères n’avaient pu l’arrêter, parce que l’espérance de l’impunité leur ôtait toute leur force. On proposa d’insérer le nom du coupable dans la gazette de son pays, et la crainte de cette punition fut plus efficace que celle de la mort. On sent que cette manière si noble et si généreuse de faire rentrer les citoyens dans le devoir, doit tout son succès au droit qu’aurait eu l’accusé de réclamer avec une égale publicité contre une inculpation injuste.
En Angleterre, l’usage d’éluder par des subtilités, souvent ridicules, les lois encore subsistantes contre la liberté de la presse, le scandale des libelles, la vénalité des écrivains politiques, la fausse chaleur d’un patriotisme qu’on ne sent pas, ont empêché de s’apercevoir que ce pays doit plus encore à la liberté de la presse, qu’à sa constitution, le maintien des lois et le respect qu’on y conserve pour la partie des droits de l’humanité que l’opinion y a consacrés.
Croit-on qu’en voyant la tolérance la plus étendue dont aucun peuple ait encore joui, loin d’exciter des troubles en Amérique, y faire fleurir la paix et la fraternité, les gouvernements des pays où l’intolérance règne encore continueront de la croire nécessaire au repos des États, et n’apprendront pas, enfin, qu’ils peuvent, sans danger, obéir à la voix de la justice et de l’humanité ? Jadis le fanatisme osait se montrer à découvert, et demander, au nom de Dieu, le sang des hommes : la raison l’a forcé de se cacher ; il a pris le masque de la politique, et c’est pour le bien de la paix, qu’il demande qu’on lui laisse encore les moyens de la troubler. Mais l’Amérique a prouvé qu’un pays peut être heureux, quoiqu’il n’y ait dans son sein ni persécuteurs, ni hypocrites, et les politiques qui auraient eu peine à le croire sur l’autorité des sages, le croiront, sans doute, sur celle de cet exemple.
En observant comment les Américains ont fondé leur repos et leur bonheur sur un petit nombre de maximes, qui semblent l’expression naïve de ce que le bon sens aurait pu dicter à tous les hommes, on cessera de vanter ces machines si compliquées, où la multitude des ressorts rend la marche violente, irrégulière et pénible ; où tant de contrepoids, qui, dit-on, se font équilibre, se réunissent dans la réalité pour peser sur le peuple. Peut-être sentira-t-on le peu d’importance, ou plutôt le danger de ces subtilités politiques trop longtemps admirées, de ces systèmes où l’on veut forcer les lois, et par conséquent la vérité, la raison, la justice, leurs bases immuables, à changer suivant la température, à se plier à la forme des gouvernements, aux usages que le préjugé a consacrés, et même aux sottises adoptées par chaque peuple, comme s’il n’eût pas été plus humain, plus juste et plus noble, de chercher, dans une législation raisonnable, des moyens de l’en désabuser.
On verra qu’on peut avoir de braves guerriers, des soldats obéissants, des troupes disciplinées, sans recourir à la dureté des administrations militaires de plusieurs nations de l’Europe, où les subalternes sont jugés sur les mémoires secrets de leurs chefs, condamnés sans avoir été entendus, punis sans avoir pu se défendre, où c’est un nouveau crime de demander à prouver son innocence, et un crime bien plus grand encore d’imprimer qu’on n’est point coupable. Il faut cependant l’avouer, ce n’est pas à la corruption, à une injustice réfléchie, à une dureté tyrannique, qu’il faut attribuer ce système d’oppression secrète qui viole à la fois les droits des citoyens et ceux des nations : c’est encore moins à la nécessité, car il est, à la fois, aussi inutile, aussi dangereux pour la discipline, pour la sûreté de l’État, qu’il peut être injuste. Que faut-il donc en accuser ? Hélas ! C’est seulement cette ignorance invincible du droit naturel qui excuse du péché ; et l’exemple d’un peuple libre, mais soumis avec docilité aux lois militaires comme aux lois civiles, aura sans doute le pouvoir de nous en guérir.
Le spectacle de l’égalité qui règne dans les États-Unis, et qui en assure la paix et la prospérité, peut aussi être utile à l’Europe. Nous n’y croyons plus, à la vérité, que la nature ait divisé la race humaine en trois ou quatre ordres, comme la classe des Solipèdes, et qu’un de ces ordres y soit aussi condamné à travailler beaucoup et à peu manger. On nous a tant parlé des avantages du commerce et de la circulation, que le noble commence à regarder un banquier et un commerçant presque comme son égal, pourvu qu’il soit très riche ; mais notre philosophie ne va pas plus loin, et nous imprimions encore, il n’y a pas longtemps, que le peuple est, dans certains pays, taillable et corvéable de sa nature. Nous disions, il n’y a pas encore longtemps, que le sentiment de l’honneur ne peut exister dans toute sa force, que dans certains États, et qu’il fallait avilir la plus grande partie d’une nation, afin de donner au reste un peu plus d’orgueil. Mais, voici ce qu’on pourra lire dans l’histoire de l’Amérique. Un jeune général français, chargé de défendre la Virginie contre une armée supérieure, voyant que les soldats qu’on avait tirés de leurs régiments pour lui former un corps de troupes l’abandonnaient, déclara, pour faire cesser cette espèce de désertion, que, voulant avoir avec lui des hommes choisis, il renverrait de l’armée tous ceux dont il soupçonnerait la valeur, la fidélité ou l’intelligence. Dès ce moment, aucun n’eut l’idée de se retirer. Un soldat qu’il voulait charger d’une commission particulière exigea de lui la promesse que, s’il venait à périr en l’exécutant, on mettrait dans la gazette de son pays, qu’il n’avait quitté le détachement que par ordre du général ; un autre hors d’état de marcher à cause d’une blessure, loua un chariot à ses dépens pour suivre l’armée. Alors, on sera forcé de convenir que le sentiment de l’honneur est le même dans toutes les constitutions, qu’il agit avec une force égale sur les hommes de toutes les conditions, pourvu qu’aucune d’elles ne soit ni avilie par une opinion injuste, ni opprimée par de mauvaises lois. Tels sont les biens que l’humanité entière doit attendre de l’exemple de l’Amérique, et nous serions surpris qu’on regardât comme chimériques ces avantages, parce qu’ils n’ont pas une influence immédiate et physique sur le sort des individus. Ce serait ignorer que le bonheur des hommes réunis en société dépend presque uniquement des bonnes lois, et que, s’ils doivent leur premier hommage au législateur qui réunit à la sagesse de les concevoir la volonté et le pouvoir de les prescrire, ceux qui, par leur exemple ou par leurs leçons, indiquent à chaque législateur les lois qu’il doit faire, deviennent après lui les premiers bienfaiteurs des peuples.»
Nicolas de Condorcet
À LIRE
L’article sur l’exposition Versailles et l’Indépendance américaine.