Rien n’est impossible à la Cour du Roi. Au XVIIIe siècle, les « compositeurs d’habits » défient le temps et les saisons pour créer, en plein hiver, les plus beaux costumes de bal, aux fleurs et feuillages artificiels. Un art de l’illusion venu d’Italie qui sévit encore aujourd’hui dans les ateliers de l’Opéra de Paris.
Dans la nuit du 25 au 26 février 1745, huit ifs géants firent irruption dans la galerie des Glaces, interrompant le grand bal masqué organisé en l’honneur du mariage du Dauphin. Comme si ces habitants des jardins, attristés de ne plus voir les festivités se tenir auprès d’eux, comme au temps du Roi-Soleil, s’invitaient à l’intérieur du Château. Ce n’était ni la première ni la dernière fois qu’à Versailles, on tentait de brouiller les frontières entre l’art et la nature. Songeons aux parterres de broderies que le buis semblait avoir dessiné de lui-même ou à ces forêts pittoresques qu’un habile « changement à vue » faisait surgir sur les planches des théâtres. Les « compositeurs d’habits », chargés de préparer les différents costumes pour les divertissements de la Cour, ne manquaient ni de ressources ni d’artifices quand il s’agissait de faire apparaître des fleurs et des feuilles au beau milieu de l’hiver.
Dans la comédie Ninette à la cour (1755) de Charles-Simon Favart, une jeune villageoise qu’on cherche à travestir en aristocrate s’étonne de ce que les fleurs qui ornent sa toilette ne sentent rien. « L’art sait imiter la nature », lui explique sa suivante. Ici, « la beauté n’est qu’une peinture, jusques aux fleurs tout est imposture » s’insurge alors Ninette, qui ne connaissait que les vraies roses de la campagne. C’est l’occasion pour Favart de railler tout ce que la Cour a de factice, dans ses mœurs comme dans sa mode, à commencer par l’usage des fleurs artificielles. Cet art italien fut introduit en France au début du XVIIIe siècle. Comme le feu d’artifice, ce savoir-faire, emprunté à l’origine aux Chinois, contribua aux fastes de Versailles. L’Encyclopédie méthodique de 1785 affirme qu’il « n’y a pas très longtemps qu’on l’exerce en France, mais le goût et la légèreté propres à la nation, et qui lui assurent l’empire dans les choses d’agréments, lui ont fait déjà presque atteindre la perfection dont cet art était susceptible, et dont l’Italie nous offrait des modèles ».
Pour les pétales, on utilisait des toiles fines, telle la batiste qui servait notamment à la fabrication des mouchoirs. Pour les feuilles, on préférait le taffetas de soie ou le vélin, parchemin de veau mort-né, plus rigide et de meilleure tenue. La confection se déroulait en quatre étapes. Les matériaux étaient tout d’abord teints pour obtenir des nuances qu’on ne retrouvait pas nécessairement dans le commerce. Après séchage, les formes les plus simples étaient découpées avec des ciseaux et les plus complexes avec des emporte-pièces tranchants (ou fers à découper) conçus pour imiter les profils de tel ou tel type de végétal. Le tissu ou le parchemin était pressé à chaud, avec des gaufroirs spécifiques, pour en simuler les nervures. Chaque élément était enfin monté avec des fils de laiton qui, une fois recouverts de coton ou de papier, faisaient office de tiges.
Ces fleurs artificielles permettaient notamment aux communautés de religieuses d’égayer leurs autels pendant la longue période où rien ne fleurissait. Celles-ci en ont longtemps perpétué la fabrication, ce qui nous permet d’avoir une idée assez précise du degré de réalisme auquel leur technique était parvenue. Les sœurs hospitalières de Montréal conservent toujours une collection d’outils très complète qui correspond aux planches explicatives de l’Encyclopédie méthodique, de même que des stocks de feuilles qui n’ont jamais servi.
Des comptes précis sur la fabrication de sieur Ducreux
Une bergère sans roses ne pouvait être une bergère ni Bacchus dieu du vin sans quelques feuilles de vigne. Mais comment faire pour des bals masqués qui se tenaient, pour la plupart, durant la saison froide du Carnaval ? La réponse est donnée dans l’État de la dépense faite en l’extraordinaire des Menus Plaisirs et affaires de la chambre du roi pour le mariage de Monseigneur le Dauphin et fêtes ordonnées à Versailles à ladite occasion (1745).
Un certain sieur Ducreux y est mentionné comme auteur de ces costumes, mais aussi comme pourvoyeur de « toutes les fleurs fines d’Italie1 fournies pour la garniture des habits de Bergers et Bergères de la mascarade de Monseigneur le Dauphin et Madame la Dauphine, Mesdames Henriette, Adélaïde et Dames de la cour » qu’un artisan posait à la main moyennant 4 sols par jour. La famille Ducreux fabriquait déjà des masques et des accessoires de scène au temps de Louis XIV. Il semblerait que l’art du fleuriste artificiel devint par la suite l’une de ses spécialités. Pour les festivités de 1745, mais également pour celles du second mariage du Dauphin en 1747, Ducreux fabriqua des fleurs en toile (probablement de la batiste) et en papier des Indes. Il fournit aussi des feuilles en vélin destinées aux guirlandes tenues par les danseurs ou ornant leurs habits. Feuilles de vigne, de myrte, de chêne ou d’olivier, mais aussi grappes de raisin et épis de blé apparaissent également dans ces comptes.
« Il n’y a pas très longtemps qu’on l’exerce en France, mais le goût et la légèreté propres à la nation, et qui lui assurent l’empire dans les choses d’agréments, lui ont fait déjà presque atteindre la perfection dont cet art était susceptible, et dont l’Italie nous offrait des modèles. »
Parmi les nombreuses maquettes de costume dessinées par Louis-René Boquet, certaines sont annotées. Il en est ainsi d’un habit de dryade qui illustre bien l’usage qu’on faisait de ces verdures feintes. Conçu pour une reprise de la tragédie en musique Callirhoë d’André Cardinal Destouches, il est, de haut en bas, chamarré de « guirlandes de chesne » qui soulignent ses différentes parties. Ces feuilles de chêne ont dû être découpées dans une toile teinte en vert, comme celles qui ornent l’un des très rares costumes de sauvage datant du XVIIIe siècle à avoir survécu au passage du temps. On y retrouve également une draperie de fauve similaire, alors particulièrement affectionnée: les peintres en étoffe savaient jadis la simuler, comme en témoignent des échantillons conservés à l’Opéra de Paris, de même que les écailles vertes des tritons et les plumes multicolores des Incas.
À une époque où l’on trouve des fleurs toute l’année et où l’on fait pousser des plantes vertes chez soi, nos végétaux de plastique sont bien souvent regardés comme des objets surannés. Les simulacres du XVIIIe siècle qui voulaient, par une imitation fidèle de la nature, en immortaliser les beautés éphémères, suscitaient plutôt l’admiration et l’étonnement des spectateurs de Versailles.
Chercheur associé au Centre de musique baroque de Versailles
(1) Ducreux fabriquait ses propres fleurs, mais en importait aussi d’Italie où les couvents faisaient commerce de «fleurs fines », légèrement différentes de celles fabriquées en France.
Un if aux mesures du Roi
Au fameux « bal des Ifs », les costumes du Roi et de ses sept comparses ont nécessité 22 512 « ifs en vélin », 111 journées de couturières, 183 journées et demie de tailleurs et 4 105 livres tournois (soit l’équivalent d’environ 50 000 euros).
Dans le cadre de la récente exposition « Fêtes et divertissements à la Cour », a été restitué l’un de ces déguisements aux mesures de Louis XV. À partir de recherches iconographiques et archivistiques, les ateliers de costumes de danse de l’Opéra national de Paris, sous la direction de Xavier Ronze, ont réalisé un véritable coup de maître en donnant consistance à ces ifs qu’on ne connaissait que par un dessin de Charles-Nicolas Cochin et deux pages d’archives comptables ;
L’Opéra conserve encore quelques outils anciens, comparables à ceux de l’époque, qui ont permis de se rapprocher au plus près de la branche d’if. Il aura fallu les renforts du lycée professionnel Octave-Feuillet pour fabriquer, gaufrer, assembler et monter les cinq milliers d’ifs en vélin nécessaires au recouvrement complet de la structure.
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