Le Centre de recherche du château de Versailles s’apprête à mettre en ligne un ensemble exceptionnel de plans, coupes, élévations et détails d’architecture du Domaine datant de l’Ancien Régime. À travers le projet intitulé « Verspera », ce sont plus de 18 000 vues issues du Château, de la Bibliothèque nationale de France et, surtout, des Archives nationales qui se laisseront directement consulter via internet.
On n’imagine pas comme il peut être acrobatique, pour le chercheur, de prendre connaissance des archives les plus fragiles, notamment les plans d’architecture. Cela se justifie, bien entendu, par la préservation durable de témoins extrêmement précieux du passé, mais nécessite une endurance à toute épreuve. Une fois le bon document identifié, dans des bases de données parfois complexes, et les démarches administratives passées, il faut que son état autorise sa consultation. Mais encore, et surtout, que les conditions matérielles en permettent une bonne prise de vue.
Malgré toute la prévenance des services d’archives, la tâche ne s’avère pas toujours aisée, avec, sous une lumière volontairement réduite, des documents pâlis par le temps et de taille très variable. Il est ainsi fréquent de se retrouver perché au faîte d’un escabeau, hissé sur la pointe des pieds, pour tenter de saisir la totalité d’un plan de plusieurs mètres de long. Il arrive également que le document fasse partie d’un recueil dont l’épaisseur ne permette pas de le dégager complètement. Tenir le plan d’une main et l’appareil photo de l’autre, tout en manifestant sa bonne volonté aux agents de surveillance, peut tenir du numéro d’équilibriste. Mais le pire est certainement la retombe : ces petits bouts de papier collés que l’architecte, avant l’apparition du calque, superposait autrefois pour indiquer ses propositions de modification. Ceux-ci se comptent, parfois, par dizaines, et nécessiteraient une armée d’assistants pour les tenir, un à un, en l’air. L’un des exemples les plus fameux en la matière, un Plan de l’hôtel royal des Gobelins[1] datant de 1691, possède pas moins de 56 retombes qui décrivent les différents étages des bâtiments en les concentrant sur un seul document. Reste, enfin – et c’est le plus difficile – l’interprétation de ces documents d’architecture. Lorsqu’il s’agit de lieux aussi vastes et complexes que le château de Versailles, sans cesse remaniés et renommés, connus essentiellement à travers des inventaires qui s’attachent avant tout à décrire du mobilier, il faut des capacités à la fois de synthèse et d’analyse qui dépassent l’entendement. Le projet «Verspera»[2] va grandement contribuer à remédier à ces inconvénients et faire gagner un temps précieux au chercheur.
Ce projet d’envergure, soutenu par la Fondation des Sciences du Patrimoine, consiste à numériser l’ensemble des plans anciens de l’immense domaine. Ceux-ci doivent être, dans les mois qui viennent, mis progressivement en ligne. Mieux encore : Verspera va permettre d’en obtenir une modélisation en 3D grâce à un logiciel spécifique, conçu pour l’occasion par un laboratoire de recherche de l’Université de Cergy Pontoise, ETIS[3].
Plus de 14 000 images numérisées aux Archives nationales
Certains de ces plans, coupes, élévations et détails d’architecture et de décor proviennent du Château lui-même ainsi que de la Bibliothèque nationale de France, mais la plus grande partie est issue des Archives nationales. Plus de 7 300 documents – le double si l’on parle de vues numérisées – ont été traités à partir de ce qui est considéré comme le plus grand fonds d’architecture public, devant même la collection Tessin du Musée national de Stockholm. Conservés essentiellement dans le fonds de la Maison du roi, la sous-série O/1, ils ont été dessinés par les plus fameux architectes des XVIIe et XVIIIe siècles : Louis Le Vau, Richard Mique, Jules Hardouin-Mansart, Ange-Jacques Gabriel, etc.
Plans à l’encre, dessins à la pierre noire ou au fusain, lavis, aquarelles illustrent la ville de Versailles, le Château et ses dépendances à des échelles variées, de quelques centimètres à plus de 4 mètres de long. « Il s’agit du plus bel ensemble cohérent de documents graphiques pour une résidence royale française au sein des Archives nationales et, plus généralement, des collections patrimoniales françaises », affirme Pierre Jugie, en charge, notamment, du fonds de la Maison du roi. Le conservateur en chef du patrimoine supervise cette opération considérable de numérisation. Après vérification de l’état des plans – certains nécessitant une restauration préalable – ceux-ci font l’objet d’une préparation minutieuse : « Pour obtenir les images les plus précises possibles, nous avons besoin d’atténuer les lignes de pliage. Il faut donc légèrement mettre le plan sous tension après l’avoir humidifié et placé dans une atmosphère confinée ». La numérisation s’effectue à l’aide de scanners et de plateaux de prises de vue où un appareillage prototype a été mis au point pour les plans de très grand format. Verspera est un projet de poids, tant par la masse énorme d’informations qu’il génère que par la précision qu’il rend possible. « C’est un véritable bonheur que de pouvoir aussi facilement parcourir tous ces plans et, pour un même lieu, les mettre en regard. Le simple fait qu’ils se trouvent rassemblés ainsi nous amène à des évidences », raconte Mathieu da Vinha, directeur scientifique du Centre de recherche du château de Versailles à la tête du projet Verspera. « Les images sont d’une qualité telle (jusqu’à 200 Mo) qu’elles permettent d’en distinguer les moindres détails, d’autant mieux observables grâce au zoom ».
Une modélisation spécifique en 3D
Le corpus ainsi constitué est tout à fait exceptionnel par son homogénéité et son exhaustivité. Il comporte des plans suffisamment détaillés et nombreux pour pouvoir réaliser des croisements aujourd’hui rendus possibles par les nouvelles technologies. Le laboratoire ETIS a donc développé, à partir de ce corpus, un logiciel spécifique de modélisation 3D qui parvient, de manière quasiment automatisée, à décrypter des plans anciens.
La 3D est utilisée depuis longtemps par les architectes. Elle n’avait pas, jusqu’alors, été confrontée à l’imprécision des traits, aux taches, aux marques de tampons et de pliage et aux symboles manuscrits, souvent arbitraires en l’absence de règle commune, qui caractérisent ces documents vieux de plusieurs siècles. Malgré leurs imperfections, l’objectif était donc de rendre le logiciel «Verspera » capable d’en reconnaître les différentes composantes, notamment les ouvertures, portes et fenêtres, indispensables à la bonne compréhension des lieux. Il fallait également qu’il sache distinguer les murs principaux des cloisons et détecter les escaliers, quelle que soit leur configuration. Une gageure qui a nécessité la constitution d’une bibliothèque d’images de référence.
Les experts informaticiens d’ETIS ont élaboré une procédure qui, sous forme d’étapes successives, clarifie le plan, en simplifie le tracé tout en en supprimant le « bruit », c’est-à-dire les motifs intempestifs qui parasitent sa lecture. « Le but, au départ, n’était absolument pas esthétique, rappelle Mathieu da Vinha, il s’agissait vraiment de parvenir à modéliser ces espaces pour pouvoir les appréhender le mieux possible ». Depuis, un groupe de travail s’est formé pour rendre les images plus seyantes en dotant les murs, lorsque les informations disponibles le permettent, d’habillages adéquats. Il n’empêche, contrairement aux démarches de reconstitutions existantes, Verspera n’ira pas au-delà de ce que les archives voudront bien révéler. La règle est de s’en tenir strictement aux informations fournies par les documents en s’interdisant toute extrapolation, quitte à laisser vides de vastes surfaces : « Il s’agit de partir des plans anciens et de transcrire ce qu’ils nous indiquent, même si cela ne correspond pas – ou plus – à ce que l’on peut voir aujourd’hui, explique Mathieu da Vinha. Le salon de l’ Œil-de-Bœuf, par exemple, apparaît, sur un relevé de Mansart, parfaitement rectangulaire, alors qu’il adopte, en réalité, la forme d’un trapèze : sur le chantier, l’architecte a dû s’adapter à la configuration exacte des pièces environnantes. » En revanche, des lieux qui ont totalement disparu peuvent, s’ils sont suffisamment documentés par les archives, ressurgir du néant. Ainsi de la petite galerie Mignard, dans l’ancien appartement intérieur du Roi, dont il serait même possible de restituer l’accrochage des tableaux choisis par Louis XIV. Ou de l’évolution des petits appartements de Louis XV, si souvent modifiés.
Ce logiciel, une première en la matière, ouvre des perspectives infinies. Il sera, en effet, adaptable à tout monument disposant de suffisamment de plans anciens. Mais déjà, concernant Versailles, il sera bientôt possible, en moins de 10 minutes, de faire se déployer une zone du Château à des dates diverses. Mieux encore : on pourra circuler autour ou rentrer dedans et s’y promener. La complexité de l’histoire du Domaine, marquée par des aménagements continuels et enchevêtrés, empêchait jusqu’alors une lecture suivie de son évolution. Le projet Verspera va permettre non seulement d’en mieux discerner, au fil du temps, les espaces, mais aussi de comprendre leur articulation et, par là-même, leur fonctionnement et leur usage. Les historiens de la résidence royale emblématique vont en découvrir des aspects inédits, depuis l’écran d’un ordinateur, bien calés sur une chaise.
Lucie Nicolas-Vullierme,
rédactrice en chef des Carnets de Versailles
[1] Plan dressé pas Sébastien Le Clerc fils et conservé aux Archives nationales.
[2] Acronyme de «Versailles en perspectives. Plan des Archives nationales et modélisation».
[3] ETIS : Équipes Traitement de l’Information et Systèmes (ENSEA Cergy, CNRS et université de Cergy-Pontoise).
La banque d’images du Centre de recherche du château de Versailles
Depuis 2008, le Centre de recherche du château de Versailles met peu à peu en ligne tous les fonds concernant le Domaine (hormis les photographies des collections qui sont présentées par le site internet du Château lui-même). Plans, mais également gravures, photographies, manuscrits et almanachs anciens provenant du Château ainsi que de la Bibliothèque municipale de Versailles sont désormais directement consultables via internet : www.banqueimages.crcv.fr
Les documents rassemblés par le projet Verspera seront consultables sur la banque d’images du CRCV, mais également sur les sites des Archives nationales et de la Bibliothèque nationale de France.
L’avancement du projet et l’actualité le concernant sont accessibles sur internet : verspera.hypotheses.org