En investissant cette année les bosquets,
l’exposition d’art contemporain du château de Versailles
invite les visiteurs à redécouvrir ces lieux exceptionnels
conçus, dès l’origine, pour étonner.
Un grand sphinx blanc dressé au fond des bois, un piano renversé pris dans le givre, des structures tissées entre les arbres semblant tout droit sorties de l’aérospatiale : pour sa dixième édition, l’exposition d’art contemporain au château de Versailles multiplie les surprises au détour des bosquets. Elle réactive ainsi le caractère précieux et profondément original de ces lieux, dans la continuité de leur histoire.
Dès leur origine, en effet, les espaces boisés, percés de clairières, situés en contrebas du Château ont été créés comme une série de compositions, toutes plus extraordinaires les unes que les autres, destinées à l’étonnement. Ces « cabinets de verdure » ont été conçus personnellement par Louis XIV, à travers le génie d’André Le Nôtre, comme des salons de plein air où prendre une collation, écouter de la musique, danser, s’adonner enfin à tous les plaisirs offerts par la nature. De nombreuses représentations1 et des textes précis témoignent du raffinement de ces espaces, véritables pièces d’apparat où les constructions de pierre ou de treillage, mêlées à la rocaille et aux métaux précieux, faisaient la part belle à l’eau.
Dans sa Manière de montrer les jardins de Versailles, rédigée au début des années 1690, le Roi lui-même indiquait le chemin à suivre pour apprécier, tour à tour, chacun de ces bosquets. Il commençait par celui du Labyrinthe, aujourd’hui disparu, qui illustrait les Fables d’Esope à travers trente-neuf fontaines au décor d’une extrême sophistication. Ainsi Louis XIV révèle-t-il, selon Pierre Arizzoli-Clémentel, son goût pour « l’étrange, la découverte, le sentiment de l’inattendu », et l’ancien directeur du Domaine de Versailles de faire remarquer que, dans la promenade qu’il propose, « jamais le souverain n’emprunte les grands axes, mais suit un parcours « labyrinthique », d’initiation, à l’intention des visiteurs »2. Les multiples références à l’Antiquité et à la mythologie, chères à cette époque et traitées selon son goût, participaient de la singularité de ce périple auquel Louis XIV conviait ses invités.
Rien de plus naturel, donc, que de proposer aujourd’hui au public de redécouvrir, grâce à l’art contemporain, ces bosquets. L’exposition qui, jusque-là, était monographique, réunit seize artis tes venus d’horizons tout à fait différents. C’est aussi bien à Paris, Londres, Berlin ou New York que le château de Versailles, avec le Palais de Tokyo à qui le commissariat a été confié, est allé les solliciter. Chacun, à sa manière, a investi les lieux à partir des allusions historiques et métaphoriques qui les caractérisent. L’écrivaine Céline Minard complète le panorama d’une nouvelle inédite, en guise d’introduction du catalogue d’exposition, à la suite du Roi montrant ses jardins.
Les grands thèmes des jardins de Versailles : le passage du temps et la métamorphose.
« Nous en fûmes persuadés (…) Il fallait faire l’exposition en octobre et se laisser conduire en une promenade, de l’automne à la nouvelle année, en résumant, la durée d’une marche dans les jardins, l’avancée du temps, celui des heures et celui des saisons, celui de l’âge et celui du développement intérieur. Un voyage, en somme », raconte Jean de Loisy, président du Palais de Tokyo, à propos de l’élaboration de cette exposition. Dans ces jardins qui rassemblent l’un des plus beaux ensembles au monde de statuaire en plein air, le passage du temps et la métamorphose sont, en effet, les grands sujets. En leur centre, le Bassin de Latone où les cruels paysans de Lycie se transforment à vue d’œil, sous la colère de Jupiter, en grenouilles et autres batraciens, l’illustre magistralement.
Le programme iconographique voulu par Louis XIV pour ses jardins débute avec la trajectoire du soleil sous les traits d’Apollon, se poursuit avec le cycle des saisons et se fait plus complexe dans l’évocation de récits fondateurs comme la victoire sur Python ou L’Enlèvement de Proserpine. Des modifications auxquelles fait écho, en ce début d’hiver, la mutation de la nature dont le dépouillement favorise la rentrée en soi-même tout en appelant au renouvellement.
Quatre pattes le matin, deux à midi et trois le soir
C’est ainsi par un appel, ou plutôt une interpellation, que commence l’exposition, par la vision d’un sphinx monumental, gueule grande ouverte, ailes déployées, prêt à s’élancer, au fond du Bosquet de l’Arc-de-Triomphe, derrière de grandes herbes que l’artiste Marguerite Humeau dit associées à la magie noire. Louis XIV, de son temps, avait aussi commencé par faire installer, dans ses jardins, un sphinx, comme première de la longue série de statues qui viendront peupler le parc.
Gardien du temple, le sphinx est aussi celui qui, dans la mythologie grecque, fut terrassé par Œdipe, seul à résoudre la fameuse énigme qui avait mené tant de voyageurs à leur perte : celle du temps qui fait passer l’être humain de la position à quatre pattes sur ses deux pieds debout, puis, cruellement, lui fait courber le dos et s’appuyer sur une canne. L’énigme qui renvoie l’homme à son vieillissement inéluctable, à sa finitude et au mystère qui l’accompagne, lance ainsi le visiteur dans cette promenade qui se veut initiatique.
Sur la trajectoire du soleil
Le passage du temps et ses effets devaient, dans ces jardins de Versailles, inévitablement croiser la course du soleil. À l’extrémité du Tapis vert, le Bassin d’Apollon reçoit les premiers rayons du matin qui viennent caresser l’encolure des chevaux emportant leur jeune dieu tout juste sorti de l’onde. La couronne monumentale d’Ugo Rondinone semble, côté ouest, tirée par le char impétueux tout en magnifiant, côté est, l’astre solaire rasant, en fin de journée, l’horizon, si important chez Le Nôtre. Les branches en bronze entrelacées définissent le cadre parfait pour admirer le Château tout en faisant office de lien entre les deux parties du jardin où se déploient les bosquets.
Comme d’un immense cadran solaire, l’œuvre de Sheila Hicks se sert du Bosquet de la Colonnade, ceint de branches mortes. Elle prend appui sur la statue de l’Enlèvement de Proserpine par Pluton illustrant l’un de nos mythes les plus anciens. Ce chef-d’œuvre de Girardon représente le moment fatal où la jeune femme se voit entraînée par le dieu qui la veut chez lui, dans l’Hadès. Grâce à l’intercession de sa mère, Cérès, auprès de Jupiter, il fut finalement convenu que Proserpine passerait la moitié de l’année aux Enfers et l’autre moitié sur terre, ce qui fait d’elle la déesse des saisons. Emmaillotée par l’artiste américaine de rubans aux couleurs sourdes, la statue devient le symbole, telle une chrysalide, du temps de l’attente et de la maturation.
L’alternance des saisons
L’alternance des saisons, symbolisées aux quatre coins du Bosquet de l’Obélisque, est traitée par Jean-Marie Appriou à partir de motifs récurrents dans ces jardins de Versailles : termes et pots à feu. La double thématique de l’automne et de l’eau, sous forme d’un cygne bien campé, fait face à l’hiver, drôle de taupe sortie de terre. Des visages de femmes à la chevelure abondante se répondent : les unes, parées de fleurs, figurent le printemps, en vis-à-vis des autres, hérissées de herse et de fourches évocatrices de la moisson et de l’été.
Chaque année, à la fin de la belle saison, les sculptures du parc sont enveloppées de bâches qui les protègent des rigueurs de l’hiver. Le créateur de mode et designer Rick Owens fait appel à ses propres codes, renchérissant sur ceux du Château, en habillant les statues du Bosquet de la Reine de drapés blancs et noirs qui en font une nouvelle création.
Le lent et imprévisible travail de la métamorphose
Inspirateur de nombreux mythes et légendes qui nourrirent la culture classique des XVIIe et XVIIIe siècles, le thème de la métamorphose règne sur les jardins de Versailles. Il est traité par Hicham Berrada à travers de savants dispositifs qui, au travers de réactions chimiques, rendent perceptibles les infimes réarrangements de la matière, et par là-même, du vivant. Des concrétions de bronze, sous l’impulsion de courants électriques, se dégradent à vue d’œil, se délitant dans l’eau suivant des volutes inattendues, tandis que des sculptures de sel s’y dissolvent lentement, jusqu’à saturation. Le résultat est saisissant par sa proximité avec la nature environnante où il s’insère dans le cadre strict d’une structure à l’architecture très contemporaine. Une mise en scène à la place même des somptueux pavillons, surmontés de dômes, qui ont donné son nom au lieu : le Bosquet des Dômes.
L’installation de Stéphane Tidet capte également en direct la modification de la matière soumise aux caprices de la nature. Dans le Bosquet de la Salle de Bal où venait danser le Roi sur une piste centrale, un piano à queue renversé, entouré de chaises cassées, évoque une salle de spectacle laissée à l’abandon. L’ensemble est figé dans la glace, plus ou moins solide selon le temps qu’il fait, grâce à un dispositif réfrigérant. La scène s’appelle « Bruit blanc ».
À côté, dans le Bosquet, quadrillé d’allées, de la Girandole, c’est une autre mélodie qu’Olivier Beer s’est attaché à transmettre : la musique de l’immense réseau souterrain des canalisations qui irriguent, à la belle saison, les nombreuses fontaines du parc. En hiver, les tuyaux sont vides et traversées par les multiples sons issus des bois. Olivier Beer, grâce à un système d’amplification, restitue le souffle du vent, le bruit des pas et les conversations des visiteurs qui résonnent étrangement à nos oreilles comme les battements du cœur des jardins eux-mêmes. Une transposition sonore, comme la flûte de Pan incarne l’histoire de la nymphe Syrinx se travestissant en roseau pour fuir le dieu des bergers et des bois : celui-ci, pour en capter l’âme délicate, en fit un instrument.
L’irrépressible souffle de la création
À l’origine de ces métamorphoses, l’on trouve le souffle impérieux de la vie : admirateur des forces à l’œuvre dans la nature, David Altmejd explore, en haut du Bosquet des Trois Fontaines, le processus de création qui fait jaillir une statue, rappelant celles du parc, sous l’impulsion de mains fiévreuses, modelant encore la silhouette qui s’élève déjà dans le ciel. En bas du bosquet, un être hybride, sorte de loup-garou quasiment imberbe, doté d’un troisième œil et d’attributs divers, symbolise la confrontation des énergies incontrôlables qui régissent l’univers, le rendant à la fois terrible et merveilleux. Dans le Bosquet de l’Encelade, les colonnes organiques de Cameron Jamie, encerclant le géant tels des totems, rappellent l’origine tellurique de ces forces de la nature, toujours en réorganisation. Elles semblent comme accompagner, de leur structure verticale, le dernier souffle du géant, enseveli sous les roches de l’Etna pour avoir osé se révolter contre les dieux de l’Olympe.
Pied de nez aux velléités du Roi
Rien ne peut arrêter la marche de la nature et la diversité de ses manifestations, malgré la volonté du Roi qui, par une structuration rigoureuse de l’espace, croyait pouvoir la contrôler. C’est avec humour qu’Anita Molinero offre ses « floraisons pour Nollopa » (anagramme d’Apollon) qui se reflètent dans le Bassin du Miroir. L’artiste récupère des éléments du quotidien – ici, des containers en PVC rouges – qu’elle attaque au lance-flamme, modelant le plastique selon des formes inédites.
Celles-ci auraient certainement intrigué Louis XIV que les propositions de Tomás Saraceno, dans le Jardin du Roi, auraient mis résolument au défi. À la maîtrise de la nature, constamment redessinée et taillée, l’artiste oppose une insertion pacifique et délicate à travers ses toiles d’araignée aux allures de système spatial. Quant à Louise Sartor, mêlant son bestiaire à une imagerie contemporaine captée sur Internet, elle fait écho aux fontaines disparues de l’ancien Labyrinthe tout en affirmant que nous sommes bien dans notre temps, là, dans cette Allée.
Bosquet d’hier, d’aujourd’hui, de toujours
Le poète John Giorno, avec ses mots adroitement glissés dans le Bosquet des Bains d’Apollon, autrefois mis en scène par le peintre Hubert Robert, ou Dominique Petitgand, modifiant la perception du Bosquet du Dauphin par l’introduction d’un monologue lancinant, nous incitent à regarder les lieux autrement. Ces bosquets, qui ont tant marqué les esprits à l’époque des rois, restent le théâtre d’émotions uniques. Dans la profondeur des bois magnifiés par l’un des plus beaux monuments au monde, ils nous relient à des mythes fondateurs qui ont construit notre culture.
Dans le vide laissé par le Bosquet de l’Étoile, dévasté par la tempête de 1999, une tête monumentale en bronze sculptée par Mark Manders rappelle, les yeux clos, la Muse endormie de Brancusi. De même que le temps agit inexorablement, dans la nature comme sur les hommes, l’inspiration fait son œuvre sur la création accomplie.
Lucie Nicolas-Vullierme, rédactrice en chef des Carnets de Versailles
1. Une exposition sur la série de peintures de Jean Cotelle qui représentent différents bosquets des jardins de Versailles aura lieu au Grand Trianon du 1er juin au 16 septembre 2018.
2. Pierre Arizzoli-Clémentel, Les jardins de Louis XIV à Versailles, éd. Gourcuff-Gradenigo, 2009.
Des bosquets peu à peu réouverts au public
Cette exposition fournit l’occasion de redécouvrir les bosquets des jardins de Versailles, dont certains sont restés longtemps fermés au public. Le Bosquet de l’Encelade, celui du Dauphin, de la Girandole, de l’Arc de Triomphe, des Trois Fontaines ou du Théâtre d’Eau : depuis une vingtaine d’années, leur restauration progressive a peu à peu levé le voile sur les clairières, uniques en leur genre, qui sont disposées de part et d’autre du Tapis vert. Les Grandes Eaux musicales et nocturnes, les sublimant de leurs artifices, ont attiré un large public jusqu’aux bassins les plus éloignés. Aujourd’hui, ces bosquets trouvent une nouvelle jeunesse selon la volonté du Roi : en accueillant les œuvres des grands artistes de notre temps.
INFORMATIONS PRATIQUES
“Voyage d’hiver”, exposition d’art contemporain, jusqu’au 7 janvier 2018, jardins et bosquets du château de Versailles.
Horaires : tous les jours sauf le lundi, de 10 h à 17 h.
Accès gratuit.