Qu’advint-il de Versailles sous l’Occupation ? Les recherches de Claire Bonnotte ont révélé l’ambiguïté des Allemands envers le monument, symbole à la fois d’humiliation et de victoire, et mis en lumière le courage de ceux qui l’ont protégé au péril de leur vie, malgré le froid glacial de ces années-là.
Il est des pages de l’histoire du Château moins connues que d’autres, pour ne pas dire tout simplement oubliées. Enfouies, depuis plus de soixante-dix ans, dans d’innombrables cartons d’archives, celles relatives à la Seconde Guerre Mondiale attendaient d’être écrites. Très prochainement publié, Soleil éclipsé a pour ambition de lever le voile sur cette période complexe, en restituant les événements survenus dans l’ancienne résidence des rois de France, et de suivre le devenir de ses collections sous l’Occupation.
Le château de Versailles se préparait in petto à la guerre depuis le début des années 1930, dans le sillage du vaste programme de Défense Passive mis en place par l’État pour ses collections nationales. Dans ce processus général de mise en sécurité, l’on était bien conscient de la portée symbolique du Château, épicentre du conflit franco-allemand depuis plusieurs décennies. Nul n’ignorait que Versailles faisait l’objet d’une véritable haine Outre-Rhin, les nazis incriminant l’« ignominieux » Diktat de 1919 à chacun de leurs discours. Pour ce patrimoine « hors-norme », se concevaient des mesures de protection exceptionnelles. À l’aune des événements qui se succédaient en Allemagne et dans les territoires progressivement contrôlés par les forces de l’Axe, le programme se peaufinait, d’autant qu’évoluaient les moyens de destruction. Dans le futur conflit en perspective, on savait notamment que la guerre serait gagnée par les airs, ce qui constituait une menace certaine pour l’ancienne demeure royale, bien trop visible depuis le ciel. Dès septembre 1939, on camouflait donc tout ce qui pouvait l’être, à commencer par le Grand Canal, que l’on asséchait entièrement. Dans le même temps, une grande partie des collections et des décors étaient mis à l’abri dans plusieurs châteaux de province (Chambord, Brissac, Sourches, Serrant et Voré). Tout un pan de Versailles s’apprêtait ainsi à vivre « hors les murs », jusqu’à la fin du conflit et, parfois même, bien après l’armistice du 8 mai 1945.
« Objet d’amour-haine pour les nazis […], le lieu combinait la fascination exercée sur le roi Louis II de Bavière au ressentiment bismarckien, puis hitlérien. »
Avec l’arrivée des Allemands, au matin du 14 juin 1940, le Château entrait dans la période trouble de l’Occupation qui dura près de quatre ans, jusqu’à la Libération, le 25 août 1944. Que se passa-t-il durant ces années, alors même que la plupart des salons de Versailles étaient vidés de leurs oeuvres et d’une grande partie de leurs décors ? Quel usage en firent ces nouveaux conquérants qui hissèrent le drapeau nazi au-dessus des toits du Château, comme pour de nombreux autres monuments publics ? C’est cette facette obscure, à l’opposé des fastes dorés de l’Ancien Régime, que la référence au « soleil noir » veut évoquer. Durant cette période, plusieurs hauts représentants du IIIe Reich, tels Heinrich Himmler, Joseph Goebbels ou Hermann Goering, mais aussi des milliers de soldats arpentèrent ses parquets et se promenèrent dans ses jardins.
À bien des égards, le rapport des Allemands à Versailles se révèle particulièrement complexe et ambivalent. Objet « d’amour-haine » pour les nazis – comme l’était d’ailleurs l’ensemble de la France –, le lieu combinait la fascination exercée sur le roi Louis II de Bavière au ressentiment bismarckien, puis hitlérien. À défaut d’admirer, beaucoup venaient célébrer la revanche de l’Allemagne dans la galerie des Glaces. Certains y déchaînèrent leur violence, comme si le Château devait payer l’injure faite à leur pays vingt ans plus tôt. Mais tous ne cherchèrent pas à porter atteinte au monument qui avait été également le lieu de l’avènement de l’Empire allemand, proclamé dans la même galerie en 1871. À ce titre, on ne peut négliger le rôle du francophile Franz von Wolff-Metternich, directeur du Kunstschutz, service en charge de la protection des oeuvres d’art, qui agit en faveur de sa conservation.
Au-delà du symbole, il convient de s’interroger sur la gestion de ce patrimoine durant l’Occupation, et sur la manière dont il servit les intérêts de l’occupant… mais aussi de l’occupé, qu’il soit pro-maréchaliste, collaborateur ou résistant. Malgré leur état, les palais de la République demeuraient l’objet de bien des tentatives de récupération, à commencer par le régime institué par Philippe Pétain qui souhaitait, dès son accession au pouvoir à l’été 1940, installer sa capitale à Versailles.
Pour les monuments, pour les oeuvres restées en place, mais aussi pour le personnel assurant leur surveillance, les dangers menaçaient de toutes parts : les bombardements, les tirs de DCA, le vandalisme, mais aussi et surtout, les aléas climatiques. En raison des restrictions, les châteaux de Versailles et de Trianon, tout comme leurs bâtiments attenants, vécurent pendant des années sans chauffage, ce qui eut des répercussions désastreuses sur leur conservation. Pour le personnel, le froid s’accompagnait de la sous-nutrition. Durant l’Occupation, beaucoup établirent ce terrible constat : les privations constituaient, en réalité, une plus grande menace pour leur vie que les bombes.
Alors que leur action force le respect, les protagonistes de cette histoire restent, pour beaucoup, totalement inconnus du grand public : Jacques Jaujard (directeur des Musées nationaux) ; Gaston Brière, Pierre Ladoué, Charles Mauricheau-Beaupré (conservateurs en chef du musée) et leurs proches collaborateurs (Marguerite Jallut, Luc Benoist) ; Patrice Bonnet et André Japy (architectes en chef) ; mais aussi de simples surveillants du domaine ou du musée (comme l’adjudant Paul Lasal ou le gardien Charles Troussard).
De nombreuses questions ont jalonné cette recherche : les nazis avaient-ils l’intention de détruire le Château ou de subtiliser ses collections ? Comment assura-t-on sa protection avant et pendant le conflit ? De quelle manière, et par qui, les oeuvres mises en dépôt en province furent-elles sauvegardées ? Quel bilan économique – mais aussi humain – peut-on faire de ces opérations ? Enfin, quels enseignements pouvons-nous tirer de la méthode employée ?
Pour mener à bien cette enquête, des milliers de lettres et autres documents, éparpillés entre plusieurs fonds d’archives et de bibliothèques en France et en Allemagne ont été examinés. Des articles de journaux (français, allemands et américains) et, surtout, les archives et les souvenirs oraux transmis par certaines familles ont considérablement enrichi le propos. La réunion de tous ces matériaux a permis une reconstitution aussi fidèle que possible des faits, le véritable « scénario » se trouvant quelque part, à la confluence de l’ensemble de ces sources.
Eu égard aux dégâts survenus à Saint-Cyr, limitrophe du domaine, l’intégrité du patrimoine versaillais relève du miracle. À quelques détails près, le Château et ses trésors furent largement préservés des bombardements allemands, puis alliés. Mais les années se sont succédé, effaçant progressivement les stigmates et les traumatismes de la guerre, reléguant peu à peu les derniers souvenirs dans les limbes. Malgré la difficulté du sujet, et la mémoire douloureuse qui peut encore l’accompagner, puissent ces recherches remplir les pages manquantes de ce passé si peu lointain, mais riche de sens pour nous tous.
Claire Bonnotte,
historienne de l’Art
EN LIBRAIRIE DEPUIS LE 7 JUIN :
Claire Bonnotte, Le Soleil éclipsé, le château de Versailles sous l’Occupation, 2018, coédition Vendémiaire / château de Versailles, 368 p., 23 €.
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