magazine du château de versailles

Quand le Verbe
s’est fait musique

Les cantates d’église de Bach s’écoutent et se livrent magnifiquement moyennant quelques préalables, notamment le désir de comprendre ce qu’elles étaient censées exprimer.

In the Manner of Bach, par Paul Klee, 1919. © akg-images

Tout l’œuvre instrumental de Bach, absolument tout, jusqu’aux supposés plus arides Art de la Fugue et Variations Goldberg, sous condition d’une absolue adhésion à l’écoute, d’une attention patiente et aiguisée, chacun peut y entrer : et la récompense sera à proportion de l’attention donnée qui est, exactement, investissement. Un peu symétriquement, Bach le laissait entendre à son fils préféré, Wilhelm Friedmann, à l’intention de qui il écrivait ses Inventions à deux voix, les plus simples du monde : s’étant appliqué à bien exécuter cela, on ira au bout de n’importe quoi. Et pour ce qui est de Bach compositeur, la plus humble de ses œuvres ouvre à n’importe laquelle de ses plus immenses. Tant son génie était essentiellement organique, ne faisant qu’un avec lui-même, quelque domaine où il s’exerçât. Serviteur de Dieu, mais stipendié de quelques princes ou margraves (ou même, à Leipzig, simples bourgeois), Bach composait, si l’on peut dire, tout-terrain ; et certes « tous effectifs ». Et restait et s’affirmait, glorieusement, Bach.

Une exception pourtant, dans ce monde foisonnant certes, mais si souverainement unifié, homogène : ce qui se chante. Là, une voix autre intervient, légitimement directive, et qui n’est pas celle de Bach. La plus complexe de ses œuvres instrumentales allât-elle jusqu’à s’en faire enchevêtrer dix (ce n’est qu’une question de sang-froid : maintenir l’ordre), les voix y sont neutres : individuelles, certes, et repérables ; identifiables, si on les exécute bien, chacune dans son tracé, et même son timbre, flûte ou hautbois ; mais neutres, n’ayant rien à dire et ne disant rien, vides de sens et vides de voix. Dans tout chant, et si beau, si suffisant qu’il soit par lui-même (voir la mélodie italienne), quelque chose dicte le sens, et ce quelque chose par lui-même n’a pas de voix pour s’exprimer : c’est le texte. Ce n’est pas la voix proprement qui chante. C’est le texte. Il arrive que celui-ci soit anodin, comme dans tant de mélodies de salon où il ne fait qu’établir une ambiance, un feeling. Il arrive aussi qu’il soit hautement directif et que la musique n’ait d’autre fonction, d’abord, que de lui donner un revêtement beau et frappant, qui fait qu’on l’entend mieux. Pour entendre un tel chant, il faut plus d’une oreille : une pour le mot, et une pour le son. Et si le texte s’écrit dans une langue étrangère, comptons-en une de plus, l’entendement.

Portrait de Johann Sebastian Bach, par Edouard Hamman (reproduction photographique de Bisson).
© Paris, Bibliothèque nationale de France / Département musique

Bach aimait le chant, à la passion, et l’a servi avec un bonheur d’expression constant qui, chose normale s’agissant de lui, était d’abord un ajustement : ajustement aux tessitures des chanteurs, ajustement à leur endurance, ajustement aussi aux conditions dans lesquelles il s’agit de chanter. Bach est souverainement adaptable. S’il compose pour un margrave riche en instruments rares, il lui fera des Brandebourgeois pour mettre en valeur ceux-ci. S’il compose selon la mode soit française soit anglaise (et il les connaît bien l’une et l’autre), comme dans les Suites pour clavier, il sera mondain, weltlich, et même homme du monde : c’est une politesse à faire au commanditaire. Mais s’il est sous sa casaque de cantor, comme à Leipzig, et que son emploi est essentiellement au temple, pourvoyant aux offices, sa musique sera par principe geistlich, tournée vers les choses de l’esprit, vers l’horizon du salut. Il faut y insister : c’est un Bach plus fort et plus complet qui s’exprime là, un Bach qui, à la ferveur qu’il met de toute façon à son travail, en ajoute une autre, qu’il ne doit qu’au Dieu que l’on célèbre ce dimanche en ce temple, et pour qui il faut chanter et faire chanter. Luther l’a assez dit, Luther, en l’occurrence, ne se montre ni sec ni abstrait : on prie mieux quand on chante. On irait jusqu’à dire que le chant dispose l’âme de façon telle que son regard et son souffle, tout naturellement, soient prière.

C’est cela, le gigantesque corpus des cantates d’église de Bach, deux cents et quelques. La production hebdomadaire d’un employé (et même tâcheron) de génie, qui doit pourvoir au culte. Le pasteur se charge de l’homélie, l’Écriture sainte fournissant les lectures. Les cantates, alternat soli et ensembles procurent, s’ajustant à la prose pieuse de collaborateurs en quelque sorte librettistes, le commentaire moral à l’homélie et à l’Évangile du jour à un certain niveau moral et même, par hypothèse, moralisateur. Le génie mélodique et expressif de Bach anime d’inflexions, de couleurs d’âme, de coloris instrumentaux exquis (dans les obbligati accompagnant la voix soliste) ce qui risquerait d’être un exercice pieux de pure rhétorique. La merveille est que, face à cette servitude hebdomadaire, Bach soit immanquablement frais et inventif, l’émotion et l’inspiration toujours neuves, transfigurant de lumière et d’humanité ce qui est d’abord exercice et, stricto sensu, service.

Jamais ailleurs, Bach n’aura autant de raisons s’additionnant de s’engager à plein dans son travail créateur. Mais jamais ailleurs, il ne se mettra ainsi de lui-même, expressément, en dehors de l’universel. On n’entre pas dans le corpus glorieux des cantates sans faire l’effort de comprendre ce qui s’y dit ; et, à l’évidence, y entrera-t-on d’autant mieux qu’on acceptera davantage les implications spirituelles des textes. Les Passions souvent jouées, la saint Matthieu et la saint Jean, nous trompent un peu ici. Gigantesques, et de part en part tenues par le fil conducteur de l’Évangéliste, à la fois narrateur objectif et témoin passionné, pourtant elles sont de plus général accès, les récits de la Passion tels que la rapportent Jean et Matthieu s’étant, en quelque sorte, détachés d’une première appartenance religieuse pour devenir trésor commun de la sensibilité et de la mémoire humaines. Les cantates n’ont pas ce pouvoir, et ne bénéficient pas de ce prestige. Nulle part n’y apparaît avec une évidence aussi dramatique le parcours du Supplicié, que chacun dans l’assistance, même non croyant, serait prêt à essuyer avec le voile de Véronique. On l’a dit, elles sont moralisatrices dans leur propos même et seuls ne s’en aperçoivent pas, assez séduits par le hautbois acolyte et la courbe mélodique du chant, ceux qui ne comprennent pas les mots allemands et n’ont cure de les comprendre. Parfois, ils peuvent même se dire que ces consonnes rêches déparent ce qui, sans elles, ferait un si beau duo chambriste. Ils n’ont pas tort de croire cela tant Bach est prodigue pourvoyeur. Mais, bien entendu, il écrit pour ceux qui le lisent de l’oreille ; c’est en tenir à l’écart quelques-uns qui voudraient n’y entendre que musique, et agrément d’oreille. Sans un effort d’apprivoisement (à d’autres façons, d’autres rites), sans un temps de conversion (mentale seulement, vraie conversion pourtant), il faut le dire : à ce monument incomparable de civilisation chrétienne, nul n’aura pleinement accès.

© Château de Versailles Spectacles / Monteverdi Choir & English Baroque Soloists / Chris Christodoulou

Le Roi-Soleil, ce soir, offre asile au cantor : et nul doute qu’invité à sa Chapelle, celui-ci y aurait inventé des leçons de Ténèbres à rendre jaloux les maîtres versaillais. Mais, de même qu’on n’entend ces leçons qu’en suivant Jérémie dans son latin, l’invité de Louis XIV attend cette politesse de nous autres, Français ; que nous ne nous sentions pas suffisants ; que nous ne l’écoutions pas en ayant l’air de nous ficher de ce qu’il nous dit. La récompense est au centuple. Et, certes, le seul fabuleux Choral du veilleur revenu à l’orgue, dans sa nudité sans mots, suffit à nous transporter au cœur de Bach (et au cœur du ciel). Ou si c’est Kempff qui nous le joue sur son clavier. Mais qu’on l’entende ici, à plein, dans la cantate éponyme. Que l’on entende la fabuleuse lame de fond qu’y font les paroles, fortes de leur conviction, fortes de leur espérance. Prenons cela, comprenons-le, à plein. De tout notre entendre. Et comme le son est plus richement beau quand le sens y est explicite !

André Tubeuf,
Philosophe, critique musical

Cet article est extrait des Carnets de Versailles n° 13 (avril – septembre 2018).


À VOIR

Johann Sebastian Bach (1685-1750)
Cantates du temps de Pâques
– Cantate BWV 12 Weinen, Klagen, Sorgen, Zagen
– Cantate BWV 103 Ihr werdet weinen und heulen
– Cantate BWV 34 O ewiges Feuer, O Ursprung der Liebe
– Cantate BWV 20 O Ewigkeit, du Donnerwort
Mercredi 20 juin, à 20 h
CHAPELLE ROYALE
Concert

Cantates du temps de l’Avent
– Cantate BWV 36 Schwingt freudig euch empor
– Cantate BWV 70 Wachet! betet! betet! wachet!
– Cantate BWV 110 Unser Mund sei voll Lachens
– Cantate BWV 61 Nun komm, der Heiden Heiland
Jeudi 21 juin, à 20 h
CHAPELLE ROYALE
Concert – Célébration des 500 ans de la Réforme

Monteverdi Choir
English Baroque Soloists
Direction : sir John Eliot Gardiner

Réservation sur chateauversailles-spectacles.fr ou par téléphone au 01 30 83 78 89.

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