Louis XIV, au sommet de sa puissance dans les années 1680, rêve de marbres polychromes à Versailles. Parmi ses projets, celui de monumentales cascades reste aujourd’hui énigmatique.
Pour l’historien qui s’attache à en découvrir les secrets, il existe un Versailles méconnu : le palais détruit des grands décors du règne de Louis XIV, dont il ne subsiste plus que quelques rares vestiges – l’appartement des Bains, l’escalier des Ambassadeurs –, et le palais inachevé des projets inaboutis, comme la chapelle circulaire et les cascades.
Les années 1684-1687 sont celles de rêves d’architecture polychrome à Versailles. Louis XIV est alors tout-puissant. Sa vie privée, après des années scandaleuses, s’est apaisée : en 1683, il a épousé Madame de Maintenon. Le royaume est toujours en guerre, notamment contre l’Espagne, mais le souverain continue à projeter de nouveaux aménagements pour ce Versailles dont il est résolu d’achever la transformation en l’un des plus beaux châteaux du monde. Le chantier de la galerie des Glaces et de ses deux salons attenants, le salon de la Paix et le salon de la Guerre, vient de se terminer. Cette « sorte de royale beauté, unique dans le monde », selon les mots de Madame de Sévigné, couronnait la politique artistique menée par Colbert et Le Brun. Mais le Roi veut plus, dans le palais comme dans les jardins.
Marbre rouge de Languedoc, marbre blanc de Gênes, marbre vert de Campan…
Les archives permettent de reconstituer, sans cependant qu’il soit possible d’en connaître le détail exact, un projet louis-quatorzien oublié et sans doute entrepris dès septembre 1684. Au moment où Louis XIV vient d’accueillir, avec le faste que l’on sait, une ambassade du roi de Siam, il songe à créer, dans le parc, de gigantesques cascades. Le « dessein » est si abouti que Louvois donne ordre aux marchands de Carrare et aux carrières de Caunes, en Languedoc, et de Campan, dans les Pyrénées, de livrer une quantité de marbre qui témoigne à elle seule de l’ambition du projet : trente-six colonnes de marbre rouge de Languedoc de quinze pieds (4,87 mètres) de haut, trente-six chapiteaux de marbre blanc de Gênes, quarante-six pilastres aussi de Languedoc avec chapiteaux de blanc de Gênes, un nombre très important de blocs de blanc de Gênes, de vert de Campan et de rouge de Languedoc.
Parallèlement, dans le Château, le Roi souhaite la création d’une nouvelle chapelle pour laquelle les ordres d’extraction sont également parvenus jusqu’aux carrières du Languedoc et des Pyrénées. Cette chapelle devait déployer une éclatante polychromie, avec quatre-vingt- huit colonnes de marbre vert de Campan et cinquante-six tambours de marbre rouge de Languedoc. Le Roi n’a donc pas abandonné ses rêves démesurés. Il veut de la couleur, partout, dans le palais comme dans les jardins, et il voit grand. Si grand que les difficultés d’approvisionnement en marbre viennent bientôt ralentir l’exécution de ces deux rêves polychromes.
En 1686, le plan de la chapelle est modifié : de circulaire, il est désormais longitudinal. Mais les colonnes de marbre vert ne peuvent être extraites de la carrière de Campan et acheminées à Versailles : le marbre est trop complexe à débiter, son transport trop périlleux et coûteux. Il faut se résoudre à l’abandon de ce projet polychrome. L’on songe, un temps, à utiliser une partie du « grand incarnat », ce beau marbre rouge feu de Caunes, de l’église royale des Invalides. Pour également renoncer. À Versailles, le marbre est néanmoins toujours remployé. La matière est trop précieuse pour être remisée dans les magasins : le marbre livré pour la chapelle et les cascades sert à la construction du Grand Trianon, l’année suivante, et nous vaut aujourd’hui les belles harmonies colorées de ce « palais de Flore, séjour d’Armide ».
Une gigantesque construction polychrome
Si les projets pour la Chapelle sont relativement bien connus, les cascades restent une énigme. Les mémoires de livraisons de marbre permettent cependant d’envisager l’aspect de cette gigantesque construction polychrome. L’ensemble devait composer une sorte d’amphithéâtre à colonnes et pilastres de marbre rouge de Languedoc et chapiteaux de blanc de Gênes. Entre les colonnes, des revêtements de marbre rouge de Languedoc, alors que frises, architraves et corniches étaient en marbre blanc de Gênes. Cette architecture prévoyait aussi trois grandes et deux petites arcades ainsi que des niches. Enfin, un nombre important de cascades, au moins quatre petites sur les côtés, deux au milieu et des grandes, enrichies de revêtements rouge de Languedoc et vert de Campan.
« Mais l’esprit est là : une réelle ambition dans la composition avec de savants effets perspectifs. »
Quel était donc ce projet ambitieux qui célébrait les jeux d’eau ? Quelques documents graphiques permettent, si ce n’est de le visualiser précisément, du moins de s’en faire une idée : une gravure d’un « Théâtre d’eau à la romaine ou d’un Théâtre des rivières de France pour placer à Versailles sur la hauteur du demy rondeau de l’Isle royale »1 attribuée à Pierre Aveline, et surtout trois dessins attribués à l’architecte Jules Hardouin-Mansart, conservés aux Archives nationales et à Stockholm. Aucun ne correspond cependant exactement à ce que les mémoires de marbre adressés aux carrières détaillent. Mais l’esprit est là : une réelle ambition dans la composition avec de savants effets perspectifs. Commentant ces dessins, l’historien de l’art Bertrand Jestaz remarque qu’ils « ne laissent pas de surprendre de la part de Mansart au vu de la complication des formes, du mouvement incessant des parois, renforcé par les formes convexes ou concaves des fontaines et la saillie des colonnes, du plan complexe des cascades, du caractère baroque, en un mot, de l’ensemble »2. Ce sens de la composition évoque bien évidemment des créations italiennes renaissantes, mais aussi celle de la célèbre cascade de Saint-Cloud qu’Antoine Lepautre avait édifiée en 1664-1665 pour le frère du Roi. Elle était le chef-d’oeuvre de ces jardins comparés à ceux de Sémiramis : elle permettait un jeu subtil sur la nature recomposée, et créait des effets colorés, lumineux et sonores qui furent renforcés lorsque Jules Hardouin-Mansart l’augmenta en 1698-1699.
Louis XIV voulut-il dépasser le modèle fraternel ? Son rêve démesuré de marbre, d’eau et de verdure, demeura à l’état de projet. La guerre, les difficultés d’approvisionnement en marbre, l’inflexion du goût du Roi portèrent un coup d’arrêt à ce qui aurait constitué l’une des plus créations les plus ambitieuses du jardin. Mais, même à ce stade embryonnaire et dans l’imprécision de leur dessin, les « cascades » de Versailles témoignent de l’alliance subtile des merveilles de l’art et de la nature. Jamais peut-être plus que sous le règne de Louis XIV, les jardins de Versailles ne furent les lieux du plaisir, de la surprise, de l’enchantement. Et les rêves de papier que sont ces projets inachevés leur appartiennent un peu.
Sophie Mouquin,
Historienne de l’art moderne, maître de conférences à l’université Charles-de-Gaulle Lille
1. Soit vraisemblablement au niveau de la partie semi-circulaire du bassin de l’Ile royale, aujourd’hui disparu au profit du Jardin du Roi.
2. Bertrand Jestaz, Jules Hardouin-Mansart, A & J Picard, Paris, 2008, vol. I, p. 250.
Cet article est extrait des Carnets de Versailles n° 13 (avril – septembre 2018).
À LIRE
Sophie Mouquin, Versailles en ses marbres. Politique royale et marbriers du roi, Paris, éditions Arthena, en partenariat avec le château de Versailles, avril 2018, 99 €.