C’est pour impressionner le margrave Christian Ludwig de Brandebourg que Bach composa « six concerts avec plusieurs instruments », ainsi qu’il les présenta, en 1721, dans sa dédicace au prince. Il y déploya tout son génie, faisant de ces Concertos brandebourgeois un véritable condensé de musique baroque, en fusionnant les formes françaises et italiennes.
Bach s’invite chez le Roi-Soleil. C’est le retour au modèle. Tous les principicules allemands s’étaient mis à rêver Versailles, un Versailles certes à la mesure de leur principauté, mais avec du faste, des jardins, ce qu’il faut de statues et d’apparat pour qu’ils se sentent comme des soleils dans leur jardin à eux. Le génie propre aux Allemands étant ce qu’il est, en tout cas, ils auraient leur Kapelle, ensemble de musiciens à leur service : pour le minimum à assurer, côté religion, un effectif choral, des instruments autant qu’il faut. Parfois largement plus. Les souverains sont maîtres de leurs foucades. Comme un autre entretiendrait une écurie par passion des chevaux ou un opéra pour avoir à demeure des danseuses (dites, là-bas, balletteuses), ainsi le Sire de Cöthen s’était toqué des instruments. Il lui fallait les plus divers et les plus neufs, et, entre autres gens, un domestique pour les mettre en valeur : un chef d’orchestre si l’on veut, un Kapellmeister. La chance de Bach est qu’il se soit trouvé prêt, ayant fait ses classes chez d’autres maîtres, trop heureux à son tour de les avoir à sa disposition, pour en faire sonner toutes les potentialités. D’autant mieux que son Sire, calviniste, dispensait de facto Bach de son service habituel, qui était l’église et les chœurs. C’est la chance du Sire de Cöthen aussi, dont nul ne veut plus savoir ce qu’il eut de statues, mais dont le jardin a permis la conception et l’exécution de six concertos qui, aussi tard que les années 1930, avec l’orchestre de chambre de Busch, ont affirmé la résurrection d’un Bach suprême, mais un Bach public, populaire. Quelque chose comme un Versailles de la musique ouvert à tous, conçu à la mesure de tous, et royal pour autant. Ce Bach est très bienvenu chez le Roi-Soleil.
Des intentions immédiates et une révélation tardive
Quant à ces concertos, qui furent, historiquement, ce qui a ouvert à Bach, avec quelle gratitude, Jean Giono, Joe Bousquet, Bernanos, pourquoi sont-ils six, et en quoi sont-ils brandebourgeois ? Cöthen, qu’on sache, n’est pas en Brandebourg. Ne serait-il pas vrai que Bach, profitant des instruments mis à sa disposition (et dont, certes, il régalait son maître en loyal serviteur), ait dédié à un autre, le margrave brandebourgeois, un ensemble de concertos dont il espérait légitime gratification ? Bach n’était pas homme à laisser passer l’occasion d’une juste rémunération. Père de famille, il savait jusqu’au dernier grain de riz qui lui était dû par contrat. Jamais il ne fut riche. Et ce ne sont pas les Brandebourgeois qui l’auraient enrichi.
Les a-t-on joués seulement ? Il n’y en a pas trace. Le margrave brandebourgeois ne disposait pas d’assez d’instruments, ni assez virtuoses, pour s’y risquer. Berlioz, Strauss, Mahler seront depuis longtemps entrés dans l’arène quand, aux années 1930, les Brandebourgeois viendront démontrer que Bach, il y a deux siècles et plus, avait déjà inventé un orchestre de timbres. Par la variété instrumentale déjà, mais aussi par la mise en proximité, comme en résonance, d’instruments inattendus, où la trompette à côté du violon, le cor de chasse, incongru dans un contexte aussi civilisé, font entendre la note de l’inouï. Une telle réunion d’intervenants dans la séquence démonstrative (de rythmes aussi) qu’est le Premier Brandebourgeois, c’est, tout simplement, un mode de sons nouveau, une Amérique, une Golconde de contrastes et fusions et mixages sonores que la musique d’Occident n’a cessé d’exploiter depuis, jusqu’à faire oublier que cela avait commencé avec Bach.
Pourquoi six, d’ailleurs ? Pas par superstition, ni pour quelque bénédiction cabalistique. Pour le confort du compositeur. En six numéros, il peut se dire qu’il est allé au bout de la formule compositionnelle qu’il a choisie. Bach aura écrit par six ses Partitas, ses Suites anglaises et les françaises aussi, Mozart fera six ses Quatuors dédiés à Haydn et celui-ci six encore les Quatuors dédiés à Mozart. Mais dans cette limitation à six, quelle diversité ! Quelle liberté ! Quelle invention !
Constellations d’instruments
On trouvera celles-ci, sans doute, au plus pur et plus haut dans le Troisième qui ne comporte que des cordes, et des cordes aiguës essentiellement, et, côté sonorités, n’invente aucune combinaison neuve. Le travail, en revanche, sur le jeu des cordes entre elles est infini et le moto perpetuo semble se créer sous ces archets, dans cette sonorité qui en devient incandescente, dans ce contrôle souverain de la hâte, de la débandade. Du reste, la nouveauté de ce Troisième est ailleurs ; deux mouvements seulement, mais que sépare et aussi relie la brève arche sonore laissée ouverte, au choix du chef (et surprise du chef).
En pendant et contraste à ce Troisième, l’extraordinaire Sixième, d’apparence compassée, austère, lui aussi fait de cordes seulement, mais, elles, graves. C’est comme une cohorte de violes et violoncelles entrant en campagne, pour l’affirmation, l’invention de l’Ordre. Pas de marche plus majestueuse. Pas de lyrisme autre que bridé, mais d’autant plus intense dans ses bonnes manières. Prodige de demi-teintes et d’estompes pour compenser l’absence de coloris. Et avec quelle luxuriance alors !
Partout ailleurs, le prestige (sinon la préséance) des solistes obbligati se sera suffisamment marqué : le cor de chasse dans la basse-cour instrumentale du Premier, où de la volaille en effroi semble s’envoler devant lui ; dans le Deuxième, la trompette accolée au hautbois et au violon ; dans le Quatrième, les flageolets ; dans le Cinquième, se désolidarisant de la flûte et du violon acolytes, le clavecin qui, soudain, va prendre le mors aux dents. Reste alors au Sixième l’apothéose de réussir plus majestueux, plus définitif, en ne se parant que de gris. Une fois, pourtant, dans les Brandebourgeois un soliste se sera permis le délire, cassant l’ensemble : le clavecin à la fin du premier mouvement du Cinquième. D’abord, on aurait pu le croire simple continuo, présent mais effacé, discret. Là, il se déchaîne, et c’est une fin du monde instrumentale, une émeute en tout cas, que Bach fait tenir dans ces quelque trois minutes de cadence. On pourrait croire que le monde s’effondre, et que l’Ordre ne survivra pas à de telles turbulences. Le Roi-Soleil froncerait le sourcil. Qu’on écoute bien cela, mais qu’on se rassure. Bach remet l’Ordre. Il va rentrer dans son Versailles.
André Tubeuf,
philosophe, critique musical
À ÉCOUTER
Johann Sebastian Bach (1685-1750)
Concertos brandebourgeois
Samedi 18 mai à 19 h, à l’Opéra royal de Versailles
Mathieu Dufour, flûte
Christoph Hartmann, hautbois
Reinhold Friedrich, trompette
Martin Funda, violon
Radek Baborak, cor
Berliner Barock Solisten
Direction : Reinhard Goebel
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