C’est ainsi qu’Alexandre Benois exprimait sa passion pour le Domaine. Il en donne, comme le montre l’exposition Versailles Revival, 1867-1937, une version nostalgique, traversée par le Roi ou quelques courtisans furtifs.
Lorsque l’on se remémore les visiteurs russes de Versailles, on songe aussitôt à Pierre Le Grand, en 1717, et à Nicolas II, en 1896, qui ont marqué l’histoire des relations avec la France. L’on ne sait pas toujours, en revanche, que toute une pléiade d’artistes de talent s’est rendue dans la cité royale à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. En 1891, Maria Yakountchinkova (1870-1902) venait ainsi dans le parc peindre sur le motif ; cinq ans plus tard, c’était au tour d’Alexandre Benois (1870-1960), issu d’une dynastie d’artistes pétersbourgeois aux origines allemandes, françaises et italiennes, de découvrir l’endroit : il éprouva aussitôt une passion dévorante pour le Château et ses jardins. « Je suis ivre de Versailles, c’en est comme une maladie, un état amoureux, une passion criminelle », avouerait-il plus tard1.
Le « chantre de Versailles » en RussiePar la qualité comme par la quantité de sa production versaillaise – près de six cents œuvres –, cet artiste demeure incontestablement le plus important des peintres russes inspirés par l’ancienne capitale française. Dès 1897, une série de gouaches et d’aquarelles intitulée Les Dernières Promenades de Louis XIV lui valut d’ailleurs le surnom de « chantre de Versailles » dans son pays. Ces petits formats, emplis d’une tendresse doucement ironique, montraient un Louis XIV à l’opposé des portraits en majesté réalisés de son vivant : gagné par l’infirmité, entouré de son médecin, de son confesseur et d’un ou deux laquais, tout au plus, le souverain y était représenté goûtant des plaisirs aussi simples que celui, entre autres, de nourrir les poissons du parterre d’Eau.
Sur l’Ancien Régime, Benois possédait une immense érudition. Pour composer cette série, il sut s’en libérer pour capturer de la pointe de son pinceau les visions d’autrefois qui l’avaient assailli et littéralement submergé d’émotion au cours de ses promenades. Dans ces œuvres délicates qui proposaient un face-à-face poignant entre le majestueux domaine royal et son commanditaire à la veille de sa mort, l’artiste faisait néanmoins montre d’une empathie peu commune avec le Grand Siècle. Le connaisseur qu’était Robert de Montesquiou n’y fut pas insensible comme l’atteste ce sonnet dédié à l’artiste2 :
Vous les avez faits laids,
comme ils furent sans doute,
Ces promeneurs fardés,
tristes et solennels,
Ce Grand Roi qui poursuit,
à grand’peine, sa route,
De vieux Soleil vaincu,
plein de remords charnels.
Toute une société de passionnés
Parmi les Français alors épris de Versailles, Benois fréquenta, outre le comte de Montesquiou, Pierre de Nolhac, son successeur André Pératé, le graveur Paul Helleu, dont il se plaisait à dire qu’il était « aussi fou »3 que lui de Versailles, de même que le poète Henri de Régnier, dont il illustra plusieurs œuvres. Si le peintre est à compter au nombre des figures importantes qui, à la fin du XIXe siècle, œuvrèrent à la « résurrection de Versailles », c’est que, loin de se contenter de se mêler aux esthètes français épris du lieu, il élut domicile rue de la Paroisse, en plein centre de la ville, pendant près d’un an et fit venir jusque-là de nombreux artistes étrangers. Au poète Rainer Maria Rilke, qui passa en sa compagnie un après‑midi entier d’avril 1906 dans le parc, s’ajoutent tous ces Russes qu’il encouragea à peindre le palais et ses jardins : Eugène Lanceray et Zinaïda Serebriakova, ses neveux, Anna Ostroumova-Lebedeva, graveuse talentueuse, Konstantin Somov, inspiré par l’esprit libertin du XVIIIe siècle français, etc.
« Loin de se contenter de se mêler aux esthètes français épris du lieu, il élut domicile rue de la Paroisse, en plein centre de la ville. »
Toutefois, il ne faudrait pas considérer la passion de Benois pour Versailles comme un simple effet de mode. Celle-ci s’inscrit en effet dans le goût plus général qu’il manifesta pour les palais et les bâtiments néo-classiques, dont ceux de sa ville natale qu’il remit à l’honneur. Preuve s’il en fallait de cet amour indéfectible, Benois publia en 1922 à Petrograd un album de lithographies dédié à la cité royale. C’est assurément sa renommée d’artiste et d’historien d’art – comme sa nomination, en 1919, à la direction du département des peintures de l’Ermitage – qui permit cette parution, pour le moins inattendue dans la Russie bolchevique.
En 1926, Alexandre Benois en mission en France décida cependant de ne pas rentrer en Union soviétique. Installé à Paris, il allait désormais poursuivre sa carrière de décorateur et de scénographe pour les grandes scènes occidentales et retrouver avec bonheur la résidence des rois de France. En 1956, l’artiste, alors âgé de quatre-vingt-six ans, se plaignait de ce que sa santé défaillante lui interdisait les promenades dans son « paradis »4. On l’aura compris, c’était encore de Versailles qu’il parlait.
Dany Savelli,
maître de conférences en littérature et civilisation russes à l’Université de Toulouse-Jean-Jaurès (LLA-CREATIS)
1 Lettre non datée à E. Lanceray in A. N. Benois, « Dnevnik 1905 Goda » [Journal de l’année 1905], éd. de I. I. Vydrine, I. P. Lapina et G. A. Marouchina, Naše Nasledie, 57, 2001, p. 49.
2 R. de Montesquiou, Les Perles rouges. Les paroles diaprées, Paris, G. Richard, 1910, p. xvi.
3 A. Benois, Moi Vospominanija [Mes Mémoires], Moscou, Nauka, 1990, t. II, p. 445.
4 Lettre de janvier 1956 à E. Klimov in Aleksandr Benua razmyšljaet… [Réflexions d’Alexandre Benois], éd. de I. S. Zilberstein & A. I. Savinov, Moscou, Sovetskij xudožnik, 1968, p. 551.
Un déclic pour les Ballets Russes
La passion d’Alexandre Benois pour Versailles date de la création, en 1892, de La Belle au bois dormant, de Tchaïkovski, au Théâtre Marie (Mariinski) de Saint-Péterbsourg. Le choc esthétique que le peintre éprouva à la vue de ce spectacle traité dans un style Louis XIV fut à l’origine de sa « balletomanie » et, à l’en croire, des Ballets Russes dont il fut, aux côtés de Serge Diaghilev, le principal artisan. Ainsi, en 1907, Benois signait le livret, les décors et les costumes du Pavillon d’Armide, cette « splendeur rappelant les fêtes de l’époque du Roi-Soleil »1 qui, deux ans plus tard, fut le premier ballet donné par cette compagnie à l’étranger : c’était à Paris, en 1909, au théâtre du Châtelet.
1 A. Benois, « L’origine des Ballets Russes » in Boris Kochno, Diaghilev et les Ballets Russes, Paris, Fayard, 1973, p. 6.
À VOIR
Exposition Versailles Revival, 1867-1937
du 19 novembre 2019 au 15 mars 2020
Château de Versailles
#VersaillesRevival
Commissariat :
Laurent Salomé, Directeur du musée national des châteaux de Versailles et de Trianon
et Claire Bonnotte, collaboratrice scientifique au musée national des châteaux de Versailles et de Trianon
Scénographie : Hubert Le Gall, assisté de Laurie Cousseau
AUTOUR DE L’EXPOSITION
Audioguide de l’exposition, disponible en français, anglais, espagnol. Inclus dans le billet.
Téléchargeable gratuitement sur l’application Château de Versailles.
Visites guidées de l’exposition, sur réservation par téléphone au 01 30 83 78 00 ou en ligne
Programmation spécifique pour les abonnés « 1 an à Versailles »
Visites familles, sur réservation par téléphone au 01 30 83 78 00 ou en ligne
À LIRE
Le catalogue de l’exposition
Coédition château de Versailles – In Fine ; 448 p., 24 x 30 cm ; prix : 49 € ; disponible sur boutique-chateauversailles.fr et dans les boutiques du Château.
Un livret-jeu gratuit pour les 8-12 ans est disponible à l’entrée de l’exposition et en téléchargement
En partenariat avec Paris Mômes