Pour voir le Roi passer ou assister au Grand Couvert, il fallait arriver en avance. Mouvements de foule et autres incidents marquaient cette difficile attente, comme il en ressort des témoignages des visiteurs étrangers réunis dans la base de données constituée par le Centre de recherche du château de Versailles (CRCV).
Arrivant à l’avance pour s’assurer une place, plusieurs visiteurs se retrouvent confrontés à la fois à l’ennui et à l’affluence. Johann Friedrich Karl Grimm en 1774 se plaint ainsi qu’« il y a tellement de monde jusqu’à l’antichambre du roi qu’il faut pousser pour passer d’une porte à l’autre ». Lors de sa visite à l’occasion de la Saint-Louis, le 25 août 1788, George Monckton témoigne de même des « difficultés à traverser la foule pour faire notre chemin jusqu’à la Grande galerie ». Ce qui ne l’empêche pas de profiter de ce laps de temps pour observer les lieux : « Nous eûmes pendant une demi-heure tout le loisir d’examiner les beautés de la Galerie, qui est dite être l’une des plus belles d’Europe […]. ».
« Place s’il vous plaît »
L’affluence peut rapidement devenir problématique, aussi bien pour les spectateurs que pour les acteurs du cérémonial. Ainsi, l’on peut être étonné du désordre ambiant, si l’on considère la solennité du moment, comme Johann Grimm en 1774 : à l’occasion du Grand couvert, il remarque que « la foule autour de l’entrée était si grande que les serviteurs ne pouvaient jamais passer sans crier à haute voix : “Messieurs, faites place s’il vous plaît : j’apporte à boire pour le roi, ou, du pain pour madame, ou le comte, et ainsi de suite…” ». Vers 1770, la princesse russe Ekaterina Romanovna Daskova, venue incognito, est même surprise de trouver là « certainement tout autre chose que le “beau monde” ».
Alors que la foule se presse et attend avec impatience l’apparition royale, il arrive que pointent des conflits et des déceptions, comme pour lady Mary Coke, aristocrate anglaise. Voulant assister à la messe de la Pentecôte le 6 juin 1772, cette dame prend soin de solliciter au préalable le prince de Beauvau, capitaine des gardes du corps du roi, afin d’obtenir de lui un billet. Celui-ci lui assure qu’une « bonne place » lui sera réservée. Pourtant, une fois arrivée, surprise : la lady se voit refuser l’entrée et doit même faire face au mépris de l’huissier. Elle raconte dans son journal : « L’officier m’a dit que je n’étais pas sur la liste, qu’il n’y avait qu’une tribune pour les étrangers, et qu’elle était déjà réservée pour quelques dames russes et une dame française qui les accompagnait. Quand j’ai mentionné que le prince de Beauvau m’avait promis une place, il m’a fait comprendre qu’il ne me croyait pas ».
Heureusement pour elle, la situation se dénoue rapidement : « cette dame française [accompagnant les dames russes] souhaitait que je reste et m’a très chaleureusement accueillie. J’ai accepté son offre et j’ai vu la cérémonie à mon aise ».
« Elle me rit au nez »
Moins dramatique, mais tout de même remarquable : certains voyageurs, souhaitant simplement voir le cérémonial, se retrouvent assaillis de questions et donc dérangés par les autres spectateurs.
Vers 1770, la princesse Daskova s’agace ainsi de l’attitude des autres dames présentes au Grand couvert : « Toutes les observations que j’adressais à mes compagnons étaient commentées par les braves dames au milieu desquelles je me trouvais ». Pour « échapper à de plus minutieuses questions », elle se voit même obligée de mentir sur son identité.
Cette curiosité est parfois dans l’autre sens, pouvant laisser le voyageur dans l’embarras. Ainsi en est-il du célèbre agronome anglais Arthur Young, vexé par la réaction de sa voisine qu’il interroge sur l’identité de l’enfant recevant le cordon bleu en mai 1787 : « elle me rit au nez, comme si j’avais été coupable de la plus grande absurdité ; sa conduite fut d’autant plus insultante qu’en faisant des efforts pour se retenir, elle marquait davantage son mépris ».
Cette méconnaissance, par les visiteurs étrangers, des personnes et des usages s’accompagne parfois d’un aplomb rendant la situation plus ridicule encore, aux yeux de certains courtisans comme à ceux mêmes des compatriotes. En témoigne notamment l’aristocrate saxon Heinrich Gottfried von Bretschneider, qui, à l’hiver 1772, déplore le comportement inadapté d’autres voyageurs allemands forçant l’entrée à un bal ou chantant de manière inopportune à l’église. Il en est tellement embarrassé qu’à la première occasion, « [il] se précipita […] dans le long couloir qui menait du chœur à travers la chapelle, juste pour ne pas être pris pour un compagnon de ces Klöße [boulettes] allemand[e]s ».
Flavie Leroux,
attachée de recherche au Centre de recherche du château de Versailles
« Messieurs, sauvez votre compatriote ! »
L’attente pour voir la famille royale au Grand couvert ou sur le passage de la messe peut donc se révéler surprenante, déplaisante et bruyante, voire aussi, dans certains cas, dangereuse. Cela est particulièrement vrai dans les pièces où l’espace est limité et où la foule se presse, comme le salon de l’Œil-de-bœuf ou seconde antichambre de l’appartement du roi.
L’exemple de Johanna Schopenhauer, mère du fameux philosophe et elle-même femme de lettres, est à cet égard particulièrement édifiant. Venue assister à la messe de la Saint-Louis le 25 août 1785, elle parvient grâce à son ami Mr de Pons à trouver place dans le salon de l’Œil-de-Bœuf en attendant le passage du roi. Mais rapidement, la situation dégénère :
« Peu à peu, à mesure que le temps avançait, le grand espace se remplissait ; une foule que je ne pensais guère possible en ce lieu s’était rassemblée. […] Je me suis sentie soudain pressée des deux côtés au premier rang du public, d’une manière qui ne me permettait pas le moindre mouvement. Mes longues boucles avaient été coincées dans le balancement agité des masses entre des gens qui se tenaient loin derrière moi, […] j’ai alors été poussée en avant ; ce fut l’un des moments les plus effrayants et les plus embarrassants de ma vie. Je ressentais une douleur brûlante dans chaque cheveu, je me voyais dans le plus grand danger d’être scalpée de la façon la plus horrible […]. « Messieurs, sauvez votre compatriote ! », cria M. de Pons, qui voyait mon danger, mais qui ne pouvait pas non plus l’éviter, à l’un des gardes suisses qui se trouvaient près de nous, et deux des braves hommes se précipitèrent. Il n’était pas difficile pour eux de me faire de la place, et l’instant d’après, je me tenais debout, tremblant, le cœur battant, libre sur mes pieds à nouveau. »
À LIRE :
- Sur la perception de la Grande Galerie par les voyageurs : Hendrik Ziegler, Louis XIV et ses ennemis. Image, propagande et contestation, trad. de l’allemand par A. Viery-Wallon, 2013, Paris, Centre allemand d’histoire de l’art / Versailles, Centre de recherche du château de Versailles / [Vincennes], Presses universitaires de Vincennes, p. 210-227.
- Sur les rangs et préséances : Fanny Cosandey, Le rang. Préséances et hiérarchies dans la France d’Ancien Régime, Paris, Gallimard,
- Base « Étiquette » du CRCV
La base de données
« Visiteurs de Versailles »Publiée en 2019 par le CRCV, la base « Visiteurs de Versailles » recense les témoignages de ces voyageurs venus du monde entier, entre le XVIIe et la fin du XIXe siècle. Leur particularité ? Des regards variés et distanciés – même s’ils sont parfois influencés par des motivations personnelles ou une culture nationale – sur des aspects que les Français n’ont pas toujours pensé à préciser. Une série d’articles les met en valeur autour de thématiques récurrentes. Ici, les rituels et cérémonies du quotidien royal.