La préemption, l’hiver dernier, d’un bronze de la Couronne marque une des plus belles pages de l’histoire de l’art et de celle du château de Versailles. L’Enlèvement d’une Sabine par Antonio Susini d’après Giambologna faisait partie des extraordinaires collections de celui qui devait succéder à Louis XIV.

Le retour à Versailles de l’un des plus splendides bronzes de la Couronne, L’Enlèvement d’une Sabine, est un évènement exceptionnel à plusieurs titres. Il a marqué la fin d’une année 2019 déjà extraordinaire en matière d’acquisitions, avec des objets aussi inespérés que la commode en laque du Japon de la chambre de la Dauphine ou le portrait de la fille de Madame de Pompadour par Boucher¹.

Giambologna et Susini : l’osmose du maître et de l’élève.

D’abord parce qu’il s’agit d’une des compositions les plus célèbres de l’histoire de l’art. Icône de la renaissance florentine, le groupe de Giambologna, sans lequel la place de la Seigneurie ne serait pas ce qu’elle est, représente à la fois le point d’aboutissement du maniérisme international et l’ouverture magistrale de l’ère baroque. Au service du grand-duc François 1^er de Médicis, le Flamand Jehan Boulongne (1529-1608), héritier de Michel-Ange, invente une esthétique incroyablement souple et puissante, avec des « enchevêtrements » de figures qui s’enserrent et se libèrent tour à tour.

Son Enlèvement ou Ravissement d’une Sabine, achevé en 1583, peut être contemplé pendant des heures sans épuiser le mystère de sa spirale fébrile. Ses qualités ne sont pas moins éblouissantes dans la réduction en bronze que dans le marbre : la matière sombre et luisante exalte les détails expressifs, le désir impétueux dans le regard du Romain, les veines gonflées par l’effort, les doigts qui s’impriment dans la chair de la Sabine. Il est incontestable que le maître flamand a trouvé dans les petits bronzes une forme d’expression à part entière, même si ces réductions étaient d’abord commandées pour servir de cadeaux diplomatiques. Il en a lui-même fondu un certain nombre, avant d’organiser la production au sein d’un brillant atelier.

Parmi ses plus proches collaborateurs, Antonio Susini (1558-1624) se distingue comme un virtuose. La finesse de son travail de ciseleur est bien reconnaissable. Il signe même certains de ses bronzes exécutés d’après les modèles de Giambologna, production qui l’occupe particulièrement dans la première décennie du XVII^e siècle. La comparaison de notre œuvre avec les rares autres exemplaires connus de la Sabine permet de la placer dans le petit groupe attribuable avec certitude à Susini.

L’importance des bronzes de la Couronne

La collection de bronzes de Louis XIV était d’une splendeur unique au monde. Le Roi, qui attachait beaucoup d’importance à l’éducation du Dauphin dans tous les domaines, lui avait transmis son goût de collectionneur. Du grandiose résultat de cette transmission, tel qu’on pouvait l’admirer dans l’appartement du Grand Dauphin à Versailles ou dans son château de Meudon, à partir de 1695, il ne reste rien, et il est bien difficile d’en deviner l’ampleur et le raffinement.

On sait néanmoins qu’en 1681, Louis XIV offrait à son fils neuf de ses plus beaux bronzes, suivis de deux combats d’animaux en 1689. Entre-temps, Monseigneur en avait acheté trente-deux, qu’il complètera jusqu’à sa mort, et dont beaucoup restent à Versailles. Lorsque le Dauphin s’installe dans son nouvel appartement du corps central du Château après la mort de la reine Marie-Thérèse, en 1683, il y fait aménager des espaces réservés à l’exposition de ses objets précieux. Un extraordinaire cabinet des Glaces réunit gemmes, porcelaines et vingt-trois bronzes répartis sur des consoles en cul-de-lampe, dans une profusion démultipliée par les miroirs. Il faut imaginer la Sabine se débattant parmi les quelque trois cent quarante-cinq agates, cent cinquante-cinq porcelaines. Comme les plus importants bronzes, elle était placée sur un scabellon² livré par André-Charles Boulle. L’ébéniste du Roi avait également participé à la marqueterie somptueuse du parquet qui imposait à tout visiteur de porter des chaussons.

Un retour dans la logique de l’histoire.

Le cabinet des Glaces fut conservé longtemps après la mort du Dauphin, en 1711. Ce n’est qu’en 1738 que vingt-cinq bronzes « placés dans différentes pièces du château de Versailles » se trouvent inventoriés au Garde-meuble de la Couronne à Paris. Quatorze d’entre eux proviennent de la collection du Grand Dauphin, dont deux Ravissements. Un tel historique justifie le retour de l’œuvre à Versailles, plutôt qu’au Louvre qui conserve la plupart des bronzes de la Couronne³. Le Salon de l’Abondance, qui donnait autrefois accès au fameux cabinet des curiosités et des raretés de Louis XIV, détruit au profit de l’appartement intérieur de Louis XV, permet aujourd’hui d’évoquer l’accumulation de splendeurs dont se grisaient tout autant le Roi et le Dauphin. Cet Enlèvement d’une Sabine, parmi quelques autres bronzes remarquables, y a trouvé sa place.

Laurent Salomé,
Directeur du musée national des châteaux de Versailles et de Trianon.

1. Lire « Le souffle d’une fillette », par Gwenola Firmin, dans Les Carnets de Versailles.
2. Scabellon : haut piédestal pour buste, statuette ou luminaire.
3. Le Louvre possède d’ailleurs une version plus tardive de ce bronze.

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Une belle destinée

Les bronzes de la Couronne furent utilisés, sous le Directoire, pour payer des fournisseurs, dont Gabriel-Aimé Jourdan, fermier des verreries nationales de Saint-Louis, en 1796. Celui-ci légua une partie de ses bronzes à son fils adoptif, fondateur des cristalleries de Baccarat, dont la fille unique devait épouser, en 1853, le troisième comte de Ribes. L’Enlèvement d’une Sabine est resté pendant plus d’un siècle et demi dans la collection de cette prestigieuse famille.

C’est ainsi au cours de la belle vente « Ribes » organisée par la maison Sotheby’s à Paris, que, le 11 décembre 2019, Lionel Arsac, conservateur au château de Versailles, se dressait, après la tombée du marteau, pour annoncer la préemption, juste après une autre sur l’écran de cheminée de la chambre de Louis XVI à Saint-Cloud. Grande soirée pour Versailles !

Ce moment miraculeux, nous le devons à Mme Jeanne Heymann, sans qui de telles ambitions nous seraient tout à fait interdites. Celle-ci a souhaité, par un très important legs en faveur du Château, contribuer à cette entreprise si difficile, parfois désespérée, d’y faire revenir ce qui lui donnait son âme avant 1789. Nous espérons qu’elle se réjouit, là-haut, de l’arrivée d’un chef d’œuvre qui contient tant de grandeurs, celles de l’Antique, de la Renaissance, du Roi-Soleil, fondues ensemble dans la profondeur du bronze.