En cette année à la gloire de Molière (1622-1673), il est bon de rappeler l’influence musicale du dramaturge qui inaugura le genre
de la « comédie-ballet », aux origines de l’opéra.
« [Molière] a le premier inventé la manière de mêler des scènes de musique et des ballets dans les comédies, et il avait trouvé par là un nouveau secret de plaire, qui avait été jusqu’alors inconnu, et qui a donné lieu en France à ces fameux opéras, qui font aujourd’hui tant de bruit. »
Ces lignes appartiennent à l’Oraison funèbre de Molière rédigée par son ami Jean Donneau de Visé (1638-1710) au lendemain de la mort du dramaturge. Si l’auteur reconnaît à Molière d’avoir su restaurer la veine comique sur scène comme personne depuis Térence, cette mention de l’invention d’un genre nouveau, mêlant la musique et le ballet à la comédie, comme étant une des grandes réussites de Molière peut nous surprendre. C’est que nous sommes, modernes, bien plus frappés par l’actualité morale et politique du Misanthrope, de Tartuffe, de Dom Juan, que par la dimension novatrice des comédies mêlées de musique. Et pourtant. Si l’on y regarde de près, Molière écrivit entre la création de L’Avare en septembre 1668 et sa mort en 1673, soit à l’apogée de sa carrière parisienne, trois comédies seulement – Tartuffe, Les Femmes savantes, Les Fourberies de Scapin – et six « comédies-ballets ». C’est dire la place majeure occupée par ce dernier genre dans la maturité de Molière, et tout l’intérêt qu’il y a à en évaluer l’exacte portée.
Musique et danse sur les scènes de théâtre
Donneau de Visé fut l’adversaire de Molière avant que de devenir son ami fidèle. Il lui fait bien du mérite en prétendant que Molière fut le premier à injecter de la musique et de la danse sur les scènes de théâtre. En vérité, la vogue en était présente en France depuis plus d’un siècle. Faut-il, comme on le dit, en attribuer l’importation d’Italie à Catherine de Médicis lors de son mariage avec Henri II ? Marie de Médicis en fut très friande aussi et en donna le goût à son fils Louis XIII. Les chants, la danse, la musique, les acrobaties, les mimiques, la pantomime, les lazzi, rien de tout cela n’était étranger au public de Molière, familier par exemple de Tiberio Fiorilli, dit Scaramouche, protégé du roi Louis XIV, ou de Domenico Biancolelli, dont la troupe de la Comédie-Italienne partagea avec Molière le théâtre du Palais-Royal.
Malgré cela, Molière lui-même se fit gloire d’inventer un genre nouveau. Il s’est directement exprimé sur le sujet dans la préface des Fâcheux (1661). Celle-ci évoque d’abord l’invraisemblable hâte qui présida à l’écriture et à la préparation de la pièce, bouclée en quinze jours : pour complaire au roi, on était prêt à ces sacrifices. Molière décrit ensuite les accommodements auxquels il fallut consentir pour que la pièce néanmoins tînt debout. Vient le sort fait à la musique et à la danse :
« Le dessein était de donner un ballet aussi ; et, comme il n’y avait qu’un très petit nombre choisi de danseurs excellents, on fut contraint de séparer les entrées de ce ballet, et l’avis fut de les jeter dans les Entre-Actes de la Comédie, afin que ces intervalles donnassent temps aux mêmes baladins de venir sous d’autres habits ; de sorte que, pour ne point rompre aussi le fil de la pièce par ces manières d’intermèdes, on avisa de les coudre au sujet du mieux que l’on put, et de ne faire qu’une seule chose du ballet et de la comédie […] Quoi qu’il en soit, c’est un mélange qui est nouveau pour nos théâtres, et dont on pourrait chercher quelques autorités dans l’Antiquité. »
Voilà comment, par manque de temps, par improvisation, on invente un genre. Car ce qu’indique Molière, qui connaissait son théâtre et admirait les Italiens, c’est que, cette fois, l’on n’a pas inséré habilement de la musique et de la danse dans une comédie, selon les règles qui prévalaient pour que l’entrelacs n’en fût point pesant, et ne défigurât ni la pièce ni la danse : non, cette fois, on a « cousu » l’un avec l’autre. Et de poser le point de comparaison, qu’il convient de chercher dans l’Antiquité, mais où ? La comédie antique ne pratiquait pas exactement cette « couture » : c’est dans la tragédie et les déclinaisons tragi-comiques de son chœur qu’il faut aller chercher. C’est-à-dire dans un genre où la musique et la danse, la psalmodie et le chant, intervenaient de plain-pied dans la déclamation, jouaient un rôle dans l’action et même l’orientaient.
« Comédie en ballet » ou « ballet en comédie »
Là est le coup de génie de Molière. Avoir, presque sans le vouloir, célébré les noces de la musique, de la danse et de la parole théâtrale, dans une conception éloignée du fourre-tout comique. À mesure que l’exercice devenait plus concerté, plus soupesé, l’intrication en devint organique, si bien qu’il devint impossible de séparer l’un de l’autre.
Après Les Fâcheux, c’est avec Lully que Molière conçut ces « comédies- ballets ». Ce ne furent pas moins de douze pièces qui furent produites par ce mélange intime de musique et de théâtre.
La forme nouvelle monta en puissance. Dès 1670, le journaliste Robinet se demandait, face aux Amants magnifiques, s’il s’agissait là de « comédie en ballet » ou de « ballet en comédie ». De fait, en cette même année 1670, Le Bourgeois gentilhomme1 attesta une fusion de tous les éléments parvenue à un degré nouveau. Là, la danse devient un ingrédient essentiel de l’action comique. Les épisodes chantés et dansés ne sont plus seulement des parties de la pièce, mais son ressort profond. « Le menuet est ma danse », affirme Monsieur Jourdain avec sa fatuité ordinaire : savoir danser est la pierre de touche de l’homme de cour. Prendre la danse à la légère comme une simple distraction et n’en point comprendre les codes est du dernier des incultes. Quand Monsieur Jourdain observe, contemplant le ballet, que « ces gens-là se trémoussent bien », il ne saurait trahir davantage sa classe.
Une irrésistible ascension
C’est aussi que, en grandissant, la « comédie-ballet » est devenue par excellence le genre royal. Dès la préface des Fâcheux, Molière faisait quelque entorse à l’histoire en affirmant que la pièce était issue d’une commande du roi, quand cette commande émanait de Fouquet. Le roi néanmoins avait eu, devant ce spectacle, une intuition fondatrice. En invitant sur scène dans un dialogue fécond, profond, consubstantiel, le théâtre, la musique et la danse qui lui était si chère, ne célébrait-on pas la naissance d’un art total exactement équivalent à ce qu’il tentait de réaliser dans l’ordre politique ?
Apportant tout son poids à ces comédies, les honorant de sa présence – parfois sur scène –, organisant la carrière de ses artisans, leur offrant les écrins les plus rares, les moyens les plus extravagants (soixante-dix danseurs et trois cents musiciens pour Psyché en 1671 !), Louis XIV adouba comme aucun autre ce genre neuf. De là toutes les ambiguïtés de la comédie-ballet : divertissement de cour ? miroir tendu à une aristocratie tenue en lisière ? discours politique voilé derrière les prétextes de la comédie ? Il nous est difficile aujourd’hui de démêler l’écheveau de ses significations, aussi vertigineuses que les réflexions de la personne royale dans les miroirs de la galerie des Glaces.
De cette ascension, Lully tira les plus beaux fruits. Son influence et sa puissance en furent démultipliées. Dès 1673, il s’employa à tuer le genre au profit de la tragédie lyrique dont il était le seul artisan. Molière, dépité, recourut à Charpentier : le prologue du Malade imaginaire moque Lully et sa manière. Irrévérence tardive qui en dit long sur la place conquise par le compositeur italien. Molière avait ouvert la voie, presque à ses dépens, au grand genre lyrique. Il avait pour ainsi dire inventé l’opéra, précurseur génial donnant raison à Philippe Beaussant qui écrivait : « L’opéra restera jusqu’à la fin du XVIIIe siècle un genre littéraire à part entière. » Merci Molière !
Sylvain Fort,
critique musical
1 La seule de ces pièces dont le titre est affublé de la mention « comédie-ballet ».
À VOIR ET ÉCOUTER
Spectacles en lien avec l’année Molière – 400 ans : 1622-2022
OPÉRA ROYAL
Information et billetterie :
• Sur le site Internet de Château de Versailles Spectacles : chateauversailles-spectacles.fr
• Par téléphone : 01 30 83 78 89
• En billetterie-boutique (ouverte du lundi au vendredi, de 11h à 18h) : 3 bis, rue des Réservoirs, à Versailles
Molière / Lully
Le Bourgeois gentilhomme
Comédie-ballet en cinq actes créée au château de Chambord en 1670.
Du jeudi 9 au dimanche 19 juin 2022
Opéra royal
Denis Podalydès, mise en scène
Christophe Coin, direction musicale
DistributionJean-Noël Brouté, le maître tailleur, Covielle
Julien Campani, le maître de musique, Dorante
Isabelle Candelier, Madame Jourdain
Manon Combes, Nicole
Bénédicte Guilbert, Dorimène
Francis Leplay, le maître de philosophie
Leslie Menu, Lucile
Nicolas Orlando, le maître d’armes
Laurent Podalydès, un laquais
Pascal Rénéric, Monsieur Jourdain
Léo Reynaud, un laquais, danseur, le Petit Mufti
Thibault Vinçon, le maître de danse, Cléonte
Windy Antognelli, Flavie Hennion, Artemis Stavridis, danseuses
Romain Champion, Cécile Grangier, Marc Labonnette, Francisco Mañalich, chanteurs
Les solistes de l’Ensemble La Révérence
Éric Ruf, scénographie
Christian Lacroix, costumes
Lully / Charpentier
Molière et ses musiques
Concert à partir d’extraits : Le Malade imaginaire, Le Bourgeois gentilhomme, L’Amour médecin, Le Mariage forcé, George Dandin…
Les Arts Florissants
William Christie, direction
Samedi 25 et dimanche 26 juin 2022
Opéra royal
Distribution
Emmanuelle de Negri, soprano
Claire Debono, soprano
Zachary Wilder, haute-contre
Cyril Auvity, haute-contre
Cyril Costanzo, basse
Molière / Lully
George Dandin
Comédie en musique en trois actes créée à Versailles pour le Grand Divertissement royal tenu par Louis XIV en 1668.
Du vendredi 23 au dimanche 25 septembre 2022
Opéra royal
Ensemble Marguerite Louise
Gaétan Jarry, direction musicale
Michel Fau, mise en scène
Distribution
Alka Balbir, Angélique
Armel Cazedepats, Clitandre
Michel Fau, George Dandin
Philippe Girard, Monsieur de Sotenville
Florent Hu, Lubin
Anne-Guersande Ledoux, Madame de Sotenville
Nathalie Savary, Claudine
Christian Lacroix, costumes