Le mécénat de compétences de Pierre Frey a permis au second étage des cabinets intérieurs de la Reine de retrouver son décor en toiles de Jouy. Sophie Rouart, directrice du patrimoine, nous accueille
dans les murs de la prestigieuse maison qui fête,
elle aussi, un anniversaire : son bicentenaire.
Au nom « toile de Jouy », surgissent dans nos esprits des scènes bucoliques, déclinées sur une étoffe à fond crème dans un camaïeu de bleu ou de rose. Eh bien, nous n’y sommes pas du tout ! Le terme, devenu générique, désigne beaucoup plus que cela : une multitude de cotonnades imprimées, aux couleurs vives et aux brassées de fleurs.
1783, 1823, 1843 : de la Manufacture Oberkampf à la maison Pierre Frey
« Nous connaissons de la Manufacture Oberkampf environ six cent cinquante motifs en camaïeu contre plus de trente mille à fleurs polychromes », indique, à titre de comparaison, Sophie Rouart qui veille sur le fonds conservé par la maison Pierre Frey. Créée en 1823, celle-ci possède, en effet, une collection exceptionnelle issue de la célèbre Manufacture Oberkampf, sacrée « royale » par l’intercession de Marie-Antoinette en 1783. La manufacture installée à Jouy-en-Josas, tout près de Versailles, dut se défaire, à sa fermeture en 1843, de nombreux dessins et de son matériel d’impression. C’est ainsi que Pierre Frey détient aujourd’hui les témoins d’une histoire qui commence, dans les années 1760, avec Christophe-Philippe Oberkampf : Sophie Rouart raconte les succès de cet homme visionnaire, à la recherche des plus belles toiles et des techniques les plus avancées auprès des Anglais. « Ce véritable entrepreneur, qui ambitionnait de fournir la Cour, visait l’excellence et a porté cette technique au firmament », assure, avec une légère pointe d’accent méridional, l’historienne de l’art qui ne résiste pas au plaisir de montrer des exemplaires rares, caractérisés par une extrême finesse et une vivacité étonnante des coloris.
« Indiennes » et « perses »
On les appelait des « indiennes », car les toiles peintes et imprimées trouvent leur origine en Inde dont elles furent d’abord rapportées par les voyageurs. Ces toiles de coton, légères, faciles à entretenir et à colorer, firent très vite concurrence aux soieries : elles furent interdites d’importation et de fabrication par Louis XIV à partir de 1686 et jusqu’en 1759. À leur retour en grâce, elles arborèrent des motifs classiques avant d’adopter à nouveau des modèles exotiques qui leur firent prendre le nom de « perses », dans les années 1770. Rousseau vante alors les mérites de la nature ; la passion des fleurs est à son comble. « Ces motifs lointains font alors voyager, dans un rêve immobile où l’exactitude n’a pas lieu d’être : ainsi, un branchage peut très bien réunir des roses, des œillets et des grappes de lilas ! », s’amuse Sophie Rouart.
L’impression au cadre plat
Marie-Antoinette, qui fit par ailleurs construire son Hameau sur un mode champêtre, succomba, bien sûr, à ce voyage fleuri qu’elle introduisit au cœur de son intimité, au deuxième étage de ses cabinets intérieurs. Dans le cadre du réaménagement de ces pièces, la maison Pierre Frey s’est portée mécène en fournissant les quatre cent cinquante mètres de tissus nécessaires pour réaliser tentures, rideaux et portières. Elle a surtout mis à disposition un savoir-faire précieux pour la restitution de certaines des toiles, choisies dans les collections du musée des Arts décoratifs de Paris et du musée de la Toile de Jouy ainsi que dans celles du Royal Ontario Museum de Toronto pour des bordures.
« Dès le rachat, en 1991, de la maison Braquenié, qui possédait une partie du fonds Oberkampf, nous avons souhaité collaborer avec les institutions muséales et patrimoniales. Alors que se sont considérablement développées les techniques numériques, il était important de continuer à faire travailler des artisans à l’ancienne, quasiment comme au XVIIIe siècle, et d’entretenir ainsi leur savoir-faire. En échange, nous avons pu nous inspirer de certaines étoffes issues de ces institutions pour notre propre collection de tissus. »
Patrick Frey, directeur artistique de la maison Pierre Frey
La technique d’impression au cadre plat a été retenue afin d’obtenir le même rendu qu’avec la plus ancienne, celle à la planche de bois. L’utilisation de cadres en guise de pochoirs, reportés pour chaque couleur de long en long sur la toile, est encore possible économiquement, contrairement au système ancestral de la planche gravée à la main, non seulement pour chaque couleur, mais aussi pour chaque motif. Le raffinement de la toile tient ensuite au nombre de ses couleurs : « La toile de Jouy dite “roses et boutons” en comprend sept, dont quatre de rouge, et a donc nécessité le passage de sept cadres successifs ; celle dite “aux œillets bleus et rouges” a huit nuances différentes ; enfin, l’on compte plus de vingt-cinq couleurs distinctes dans la toile au Grand Ananas ! », précise Sophie Rouart qui raconte aussi que certains détails étaient autrefois terminés à la main par les « pinceauteuses » à l’aide de leurs propres mèches de cheveux !
Une perfection à atteindre, jusqu’aux petits ratés
La maison Pierre Frey est donc intervenue au niveau de l’analyse minutieuse des couleurs et de la fabrication des cadres correspondants qui ont servi à l’imprimeur. « C’est dans la qualité de la mise en œuvre que nous avons fait bénéficier le château de Versailles de notre savoir-faire, explique Patrick Frey, directeur artistique de la maison familiale, ce qu’on appelle “la gravure du dessin”, avec la décomposition des couleurs, implique une interprétation fine de l’artisan. Toute l’élégance de la toile tient à la pertinence de cette étape qui représente près de trois mois de travail. Puis les épreuves, les unes après les autres, sont examinées à la loupe, jusqu’à la perfection. Une perfection à laquelle nous pousse une institution comme Versailles, ce qui est formidable ! »
« La maison Pierre Frey est donc intervenue au niveau de l’analyse minutieuse des couleurs et de la fabrication des cadres correspondants qui ont servi à l’imprimeur. »
Pour faire encore plus vrai, et faire « vibrer » la toile, les petits ratés d’autrefois sont scrupuleusement restitués, tels ces décalages de couleur par rapport au dessin ou les effets de matière dus à la superposition du jaune sur le bleu pour obtenir du vert 1. De même, les repères, ou « picots », qui servaient aux reports successifs des cadres lors de l’impression.
Blancheur de lune et de soleil
Mais ce qui fait toute la valeur, à l’époque, de ces étoffes souveraines, c’est leur blanc, éclatant. On appréciait, comme pour les boiseries avec les vernis Martin, cet effet porcelainé que l’on accentuait en frottant les toiles avec des billes d’agate. Or, les techniques anciennes nécessitaient de les plonger dans un bain de racine de garance dont elles ressortaient légèrement rosées. Il fallait ensuite les étaler au grand air et les arroser abondamment pour que leur fond blanchisse tandis que les couleurs pouvaient résister plusieurs jours. C’est notamment pour cette raison que la manufacture de Jouy s’installa si près de Versailles, en pleine campagne : pour les exposer aux effets de la lune et du soleil.
Lucie Nicolas-Vullierme,
rédactrice en chef des Carnets de Versailles
1 Ce n’est qu’en 1808 que le neveu d’Oberkampf invente le « vert solide » que l’on peut appliquer directement sur la toile.
Cet article est extrait des Carnets de Versailles n°23 (octobre 2023 – mars 2024).
À VISITER
Les cabinets intérieurs de la Reine (10 personnes maximum) grâce à la visite guidée « Marie-Antoinette en privé ».
Sur réservation par téléphone au 01 30 83 78 00 ou en ligne sur chateauversailles.fr
Le musée de la Toile de Jouy
Château de l’Églantine
54, rue Charles-de-Gaulle, à Jouy-en-Josas
Renseignements sur museedelatoiledejouy.fr