On peine à croire que cela a pu exister : des chaises et tables volantes,
ou mouvantes, ou magiques. Pour la première fois de manière systématique, elles ont été étudiées. Plus développées en Europe du Nord, où le repas n’avait pas l’importance publique donnée par le roi en France, il en existe néanmoins quelques traces à Versailles.
Les sciences de la mécanique connurent un renouveau spectaculaire à partir du XVIe siècle et leurs applications se diffusèrent largement, depuis les horloges jusqu’aux machineries de l’opéra. Ces dernières inspirèrent des dispositifs étonnants : la chaise volante, ancêtre de l’ascenseur, et la table volante, restée sans descendance. Apparues dans la seconde moitié du XVIIe siècle, particulièrement en Europe du Nord, en France et en Italie, leurs mécanismes associaient cordes, poulies et contrepoids.
Des chaises en guise d’ascenseurs à Versailles
Ainsi le duc de Saint-Simon mentionne-t-il une chaise volante à Versailles, non localisée à ce jour, où Louise-Françoise de Bourbon, fille de Louis XIV, « voulant y monter un soir, la machine manqua et s’arrêta à mi-chemin, en sorte qu’avant qu’on pût l’entendre et la secourir en rompant le mur, elle y demeura bien trois bonnes heures engagées1 ».
Si Louis XV s’intéressa toujours aux sciences, l’unique chaise volante construite à Versailles au XVIIIe siècle était destinée à la duchesse de Châteauroux, maîtresse du roi, afin qu’elle pût accéder aisément à son appartement situé à l’attique du château. En 1743, le machiniste Blaise-Henri Arnoult conçut cette chaise dans un bâtiment situé à l’angle nord-ouest de la cour des Cerfs. Pour des raisons de sécurité, trois gros cordages reliaient la cabine à son contrepoids par l’intermédiaire d’une grande roue placée au sommet du bâtiment. Une corde fixe traversait la cabine, corde que la personne tirait vers le bas ou le haut pour monter ou descendre sans effort grâce au contrepoids.
En 1745, la marquise de Pompadour succéda à la duchesse de Châteauroux dans le cœur du roi et dans son appartement. Elle utilisa à son tour la chaise volante jusqu’à son installation au rez-de-chaussée du château de Versailles en 1750. Quatre ans plus tard, cette chaise volante fut placée à Fontainebleau, entre la cage d’escalier et l’aile de la Belle Cheminée, afin que madame de Pompadour pût accéder aisément à la salle du théâtre.
Pour des repas plus détendus
Le principe d’une table volante est simple : en France, un tambour, surmonté d’un anneau sur lequel les assiettes sont disposées, entoure l’ouverture. Il reste fixe durant le repas afin d’éviter aux convives de se retrouver devant un trou béant. La partie centrale descend à l’étage inférieur, où les domestiques desservent le précédent service avant de disposer le suivant, puis font remonter ce plateau au niveau de la salle à manger. Des petites tables servantes l’accompagnent pour présenter les compléments du repas, verres, assiettes, couverts, bouteilles… Cette invention offre plus de liberté aux convives, car « par ce moyen ingénieux, ils [les souverains] sont débarrassés de cette foule de domestiques, dont les tables des rois sont environnées, et qui n’apportent que trop souvent avec eux la gêne et la contrainte2 ».
Deux tables mouvantes projetées à Trianon
En France, les repas officiels, avec une nombreuse domesticité, participaient à l’expression du prestige du monarque, étiquette moins présente dans les résidences de plaisance. En 1754-1756, Louis XV s’était fait construire une table volante dans la salle à manger de son petit château de Choisy par le machiniste Jean-Étienne Guérin. Sans doute satisfait de celle-ci, le roi envisagea l’installation de deux tables volantes au château de Trianon, en construction à partir de 1762 : une de seize couverts, dans la grande salle à manger, pour lui et ses invités, une autre de huit couverts, dans la petite salle à manger, pour les autres convives ne prenant pas place à sa table.
Un plan du rez-de-chaussée du Petit Trianon, le niveau du service, présente les emplacements des quatre tables servantes et leurs structures en bois, colorées en jaune, ainsi que celles, contre le mur, du contrepoids du plateau central. Au centre de chaque pièce, les doubles cercles concentriques représentent l’anneau fixe et la partie centrale mouvante, et les deux cercles dessinés de part et d’autre les deux plateaux qui servaient alternativement : celui du service terminé, une fois descendu, était déplacé sur un côté grâce à des rails ; le second, garni du service suivant, était alors avancé jusqu’au centre, puis monté jusqu’au niveau supérieur de la salle à manger.
Guérin étant mort en 1763, Louis XV fit appel à Antoine-Joseph Loriot, connu pour diverses inventions depuis les années 1740. Ce dernier reprit les principes appliqués à la table volante de Choisy après avoir simplifié certaines parties. Les mécanismes des tables de Trianon se développaient sur trois niveaux : au sous-sol, dans le mur à l’est, un « renfoncement » devait accueillir le contrepoids de l’anneau qui demeurait fixe durant le repas. Au centre de la pièce, quatre massifs maçonnés, à l’appareil de pierres de taille de belle qualité, étaient destinés à abriter les mécanismes des quatre tables servantes et à soutenir les structures en charpente et menuiserie, placées au rez-de-chaussée, des mécaniques du plateau mobile de la table proprement dite et de ses servantes qui devaient s’élever jusqu’au premier étage.
La technique de la 3D permet de proposer une reconstitution des mécanismes mis en oeuvre au Petit Trianon : en couleur apparaît l’anneau fixe sur lequel les assiettes étaient posées, partie la plus lourde, relié par des cordes grâce à des poulies de renvoi à l’important contrepoids disposé dans le renfoncement au sous-sol et actionné par une manivelle. Tracés au trait apparaissent les mécanismes des tables servantes sur les montants de charpenterie et, au centre, les rails avec, au fond, l’un des deux plateaux sur lesquels les domestiques auraient disposé le service de la table.
Finalement, le 15 mars 1772, Louis XV renonça à ces tables volantes. Étonnamment, alors que Loriot s’était engagé à les livrer cette même année, rien ne semble avoir été exécuté sur place ou dans un atelier, à l’exception des structures en maçonnerie au sous-sol. Marie‑Antoinette ne reprit pas ce projet, soit faute d’intérêt de sa part, soit en raison de son coût élevé, soit pour éviter les critiques que pouvaient susciter des repas sans domestiques.
En regardant vers le nord-est : au premier plan, la structure maçonnée pour la machinerie d’une des tables servantes. À gauche, la salle circulaire pour la table et en arrière, la structure maçonnée pour la machinerie de l’autre table volante. À droite, couloir faisant le tour de ces structures.
Les tables volantes de Trianon ne dépassèrent donc pas le stade des structures maçonnées, seuls témoins de ce projet, et celui des maquettes, visibles en 1773 dans le cabinet de Loriot au Louvre. Parallèlement, Pierre-Élisabeth Fontanieu, intendant général du Garde-Meuble de la Couronne, se commanda une table volante dans l’actuel Hôtel de la Marine où sont encore visibles les ouvertures dans le plancher où passaient le plateau et les deux tables servantes.
Stéphane Castelluccio,
directeur de recherche au CNRS Paris, Centre André-Chastel UMR 8150
1 Saint-Simon (Louis de Rouvroy, duc de), Mémoires (1691-1701), Additions au Journal de Dangeau,
éd. Yves Coirault, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1983-1988, 8 vol., VIII, p. 691.
2 Annonces, affiches et avis divers ou Affiches de province, nº 45, 10 novembre 1756, p. 179.
À LIRE
Stéphane Castelluccio, Chaises et tables volantes au XVIIIe siècle, coédition château de Versailles /
éd. Honoré Clair, 2023.