magazine du château de versailles

Arcs-en-ciel sur l’Opéra

Pour la deuxième année consécutive, l’Opéra Royal propose,
dans le cadre d’une vaste programmation, ses propres productions.
Laurent Brunner, directeur de l’Opéra Royal, nous raconte la genèse
de ces pépites qui doivent beaucoup aux rencontres et à l’amitié.

Le plafond de l’Opéra royal capté à travers une optique fish eye. © EPV / Thomas Garnier

L’Opéra Royal monte, comme l’année dernière, plusieurs œuvres lyriques en s’appuyant sur ses propres moyens, parfois en partenariat avec une autre scène. Pourquoi se lancer dans une telle aventure ?

J’ai décidé de le faire pour pouvoir présenter, tout simplement, des œuvres dont personne ne voulait s’occuper ! Depuis sa restauration et sa réouverture, en 2009, l’opéra de Versailles a pour spécificité d’accueillir, pour l’essentiel, la musique « d’avant Mozart ». Tandis que les autres maisons couvrent surtout le grand répertoire italien du XIXe siècle, ce sont Rameau, Haendel, Charpentier, situés très loin dans le box-office, qui se trouvent, chez nous, au premier plan. Mais c’est aussi pour une question de mise en scène : j’assume le choix de revenir à l’histoire des œuvres, en privilégiant des décors et des costumes qui lui fassent directement écho. Actuellement, la modernité de certains opéras me semble discordante avec les formes anciennes, aussi bien du texte que de la musique. En les transposant dans un autre temps pour les rapprocher de notre réalité, elle finit par les rendre incompréhensibles. Or, ce n’est pas ce qu’attend une grande partie du public.

Toute création parle de son propre temps. Purcell, dont Didon et Enée vient d’ouvrir cette saison, parle, en vérité, de la manière d’aimer et d’être trahi dans son époque à lui. Ses personnages meurent piqués par un serpent ou d’un coup de poignard. Aujourd’hui, ce serait avec un flingue ou une boîte de barbituriques. Il me semble important de retourner à l’affect de l’œuvre, avec des décors et des costumes qui soient en cohérence avec elle.

C’est le cas, notamment, pour Polifemo de Nicola Porpora, qui sera présenté à Versailles début décembre…

Ulysse aveuglant Polyphème, par Jacques Belly, XVIIe siècle, Paris, musée du Louvre. © Paris, musée du Louvre / GrandPalaisRmn (musée du Louvre) / Michel Urtado          Sanguine tirée d’un album : copie d’après la dixième composition conçue par Le Primatice pour les parois de la galerie d’Ulysse, à Fontainebleau. 

Le fait de respecter l’époque de la création de l’œuvre n’exclut en rien l’originalité et la richesse de la mise en scène. Et Polifemo, créé en 1735, en est un excellent exemple : l’histoire du cyclope Polyphème apparaît, à la fois, dans L’Odyssée d’Homère et Les Métamorphoses d’Ovide, grandes œuvres de l’Antiquité classique, mais il n’était néanmoins pas question, à mes yeux, de s’en tenir là, pour les costumes, avec des bergers en peaux de bête et des nymphes à moitié dénudées !

Les Enfers, par François de Nomé, 1622, Besançon, musée des Beaux-Arts et d’Archéologie. Une représentation qui a inspiré Roland Fontaine pour les décors de Polifemo. © Besançon, musée des Beaux-Arts et d’Archéologie / photographie P. Guenat

L’opéra de Porpora a quelque chose de sombre, de fatal, qui m’a fait penser au temps des guerres de religion et de la reine Margot. Pour Ulysse, j’avais aussi en tête l’interprétation très hollywoodienne de Kirk Douglas. C’est avec ces imaginaires croisés que j’ai lancé mes amis Roland Fontaine, pour la conception des décors, et Christian Lacroix, pour celle des costumes. Le premier s’est inspiré d’un peintre lorrain de l’époque, François de Nomé, et de ses villes fantastiques : rien à voir avec l’Arcadie de la poésie bucolique ! Le second a créé des tenues extraordinaires : les bergers n’auront pas de peaux de bête, mais Christian Lacroix va les couvrir de laine.

Portrait de Franco Fragioli qui interprètera à son tour l’air « Alto Giove » dans Polifemo. © Clarissa Lapolla

Quant aux femmes, leur costume se rapprochera singulièrement de ce que la marquise de Pompadour pouvait porter. Ainsi, par un curieux détour, nous avons rejoint le temps où Louis XV se déguisait en if et où les statues du dieu Pan et des satyres aux pieds de bouc peuplaient les jardins de Versailles !

C’est faire un bel hommage à cet opéra oublié, donné cette année, pour la première fois en France, à Strasbourg, puis à Versailles. Il s’agit pourtant d’une œuvre mythique, au succès retentissant au XVIIIe siècle. Il faut dire que le Napolitain Nicola Porpora entendait bien rivaliser avec Haendel qui régnait alors, à Londres, sur l’opéra italien. Pour y parvenir, il sut s’entourer de stars de son temps, dont le castrat Farinelli qui était l’interprète du fameux air « Alto Giove », seul passage resté présent dans les programmes musicaux.

Vous avez aussi tenu à revenir aux décors et costumes d’origine pour Carmen,
à l’occasion des cent cinquante ans, à la fois, de sa création et de la disparition prématurée, trois mois plus tard, de Georges Bizet…
Là, nous entrons en résonance avec le Versailles remodelé par Louis-Philippe avec cette œuvre, à l’inverse, tellement connue dans le monde entier. En coproduction avec l’Opéra de Rouen et la Fondation Bru, je crois pouvoir affirmer que c’est la première fois que l’on s’est donné autant de mal pour revenir à son état initial à l’aide, notamment, de documents de l’époque.

Bizet n’est jamais allé au-delà des Pyrénées, mais les références espagnoles, dans son chef-d’œuvre, sont très présentes. Bien sûr, nous n’avons pas eu recours, dans les décors, exactement aux mêmes matériaux qu’au XIXe siècle, pour des raisons de sécurité, mais l’esprit de l’époque est véritablement respecté. Et les spectateurs, depuis leur fauteuil, ne s’en apercevront pas : c’est le magnifique pouvoir de l’illusion. En revanche, ils communieront autour d’une mémoire artistique commune que va ranimer cette reconstitution, enfin fidèle, des décors et des costumes. Le toréador resplendira bien de son habit de lumière, et les entraînera dans la grande fête finale autour des arènes !

Scène finale de Carmen lors de sa représentation à l’opéra de Rouen, à l’automne dernier. © Château de Versailles Spectacles / Marion Kerno

Parallèlement à vos productions « maison », de somptueuses soirées, autour de spectacles variés, sont à venir. Vous souhaitiez également évoquer une œuvre rare, que vous faites ressurgir avec le chœur de l’Opéra Royal et les enfants du Centre de musique baroque de Versailles.
Il s’agit, en effet, d’un requiem à deux chœurs, signé de José de Torres, maître de la chapelle de Madrid durant plus de trente ans. Il fut écrit pour les funérailles d’un tout jeune roi dont l’histoire est étroitement liée à celle de la France : Louis Ier, fils de Philippe V et promis à Louise-Élisabeth, fille de Philippe d’Orléans. Nous connaissons le destin de Philippe V, petit-fils de Louis XIV, envoyé sur le trône d’Espagne. Nous savons moins qu’il abdiqua, en 1724, pour son fils qui n’avait alors que dix-sept ans. Incapable de gouverner, rejeté par sa toute jeune épouse, le garçon mourut de la variole huit mois plus tard, et Philippe V reprit les rênes du pouvoir…

Chapelle royale de Versailles. © Château de Versailles Spectacles / Pascal Le Mée

La chapelle royale de Madrid, haut lieu de la musique sacrée espagnole, s’est inspirée, aux premiers temps des Bourbons, de la musique française. Sa distribution vocale s’appuyait sur la participation des pages, comme à la chapelle de Versailles. Le requiem de Torres, tout en restant fidèle à la tradition hispanique, a l’ampleur du grand motet à la française initié par Lully. Or, tout récemment, le jeune – et prometteur – Alberto Miguélez Rouco, qui dirigera l’orchestre, et moi-même avons fait une découverte étonnante : le requiem donné à la messe d’enterrement de Louis Ier a probablement aussi servi à celle de son père, vingt ans plus tard ! Les liens qui unissent cette œuvre à Versailles sont donc encore plus forts que nous le pensions !

Autre temps fort de cette programmation 2024/2025, l’anniversaire de William Christie, qui fête ses quatre-vingts ans !
Bill1 fait partie d’une génération de musiciens fantastiques qui atteignent des âges canoniques : John Eliot Gardiner a quatre-vingt-un ans, Jordi Savall, quatre-vingt-trois… Comme vous le savez, j’aime bien soutenir de jeunes talents, tels Raphaël Pichon ou Valentin Tournet, mais sur Bill, l’âge n’a pas de prise. Par son caractère, sa manière de diriger les œuvres, avec un geste très ample, son lien avec le public, il reste juvénile, il ne fera jamais
« vieux ».

Portrait de William Christie. © Château de Versailles Spectacles / Denis Rouvre

Je suis sa carrière depuis près de quarante ans, depuis qu’il a fait redécouvrir Atys. Jusque-là, on venait écouter le grand opéra baroque français comme une œuvre historique. Avec Bill, on s’est mis à pleurer et à se rendre compte que Lully pouvait faire le même effet que Wagner. Cela tenait au choix du metteur en scène, Jean-Marie Villégier, mais aussi, et surtout, à Bill, dont la musique semblait jaillir de lui-même.

Nous nous sommes tous retrouvés possédés par cet opéra – comme l’on tombe en arrêt sur un tableau – et par ce répertoire baroque, où Bill a fait l’effet d’un détonateur. Il a continué à en être le défricheur, à l’image d’un Harnoncourt qui avait préparé le terrain, d’un Gardiner pour Haendel et la musique sacrée de Bach, d’un Savall pour le répertoire méditerranéen.

D’une partition totalement inconnue, Bill peut tirer, par son interprétation, un chef-d’œuvre. Et puis, c’est toujours, à la fin, l’estocade finale, un pur moment de grâce qu’il nous accorde, de manière impromptue, tel un arc-en-ciel, et toute la salle est à ses pieds.

Cette saison correspond, enfin, aux dix ans de l’ADOR, l’association des Amis de l’Opéra Royal. Comment celle-ci a-t-elle évolué ?
La raison pour laquelle elle existe fait toute la différence avec d’autres associations au profit de la musique : elle tient à une rencontre avec un couple de mécènes, Jean-Claude et Joëlle Broguet, qui ont marqué l’Opéra Royal de leur sceau. Ces gens faciles de contact, simples et directs, ont très vite fédéré autour d’eux des dizaines, puis des centaines de personnes intéressées par l’opéra, mais également séduites par le cercle amical qui se déployait. Joëlle, qui nous a malheureusement quittés depuis, avait une telle empathie qu’elle attirait toutes sortes de personnalités, du chef d’entreprise à l’universitaire, en passant par les simples mélomanes, qui sont les plus nombreux dans l’association. Et ceci sans prétention, dans une sorte de familiarité chaleureuse que l’on n’associe pas forcément à l’opéra. C’est comme ça que nous nous sommes tous retrouvés à partager une choucroute autour d’un orgue positif que j’avais fait fabriquer par un facteur alsacien !

Vue intérieure de la Loge du Roi de l’Opéra royal. © EPV / Thomas Garnier

Cette association réunit des passionnés, qui ne viennent pas recevoir des leçons d’histoire musicale, mais tout simplement la joie de partager. Chacun y participe à sa mesure et « ne cherche pas midi à quatorze heures », comme l’a si bien dit un journaliste, commentant l’une de nos mises en scène. Car mon vrai ressort, ce qui m’importe profondément, c’est que les gens parviennent à pousser la porte de ce qu’ils perçoivent comme un temple, et qui n’existe, en réalité, que pour offrir des bouffées de pur plaisir.

Propos recueillis par Lucie Nicolas-Vullierme,
rédactrice en chef des Carnets de Versailles.

1 Diminutif du prénom William.

Cet article est extrait des Carnets de Versailles n°25 (octobre 2024 – mars 2025).


Des amis récompensés
L’ADOR a reçu, en janvier dernier à Amsterdam, le prix Oper! Awards 2024 du meilleur bienfaiteur pour l’opéra, mettant ainsi en lumière le rôle prépondérant que l’Opéra Royal a pris dans le paysage musical européen. Sorte d’oscars de l’opéra, ces Oper! Awards, lancés en 2019 depuis l’Allemagne, sont remis chaque année lors d’un gala aux meilleurs acteurs de la scène lyrique internationale.


À CONSULTER
Le programme de la saison 2024-25 de l’Opéra Royal.

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