L’appartement du Dauphin tout juste restauré ouvre ses portes dans quelques jours. Le sculpteur ornemaniste François Gilles raconte comment, avec Charles Boulnois, il a touché du doigt le décor disparu des boiseries du grand cabinet, façonné en 1747 par Jacques Verberckt.
Pièce d’angle de l’appartement du Dauphin, le Grand Cabinet avait perdu une grande partie de ses ornements lors de la transformation, au XIXe siècle, du château de Versailles en musée. Sur quoi exactement êtes-vous intervenus ?
François Gilles : Il faut tout d’abord dire que, en matière de boiseries sculptées, aucune intervention aussi importante n’a été faite depuis les années 1980, quand les appartements du rez-de-chaussée ont été rétablis dans leur état de l’Ancien Régime. Dans le cadre de ces travaux, la restitution du Grand Cabinet était restée inachevée. Des lambris authentiques avaient été réinstallés et l’emplacement des panneaux disparus avait été suggéré par de simples moulures, ce qui ne donnait pas à voir la richesse de la composition pensée par le célèbre architecte Ange-Jacques Gabriel. Avec Charles Boulnois, nous nous sommes donc vu confier la réalisation de six trumeaux1 de glace – deux grands et quatre petits – qui font partie des éléments structurants d’un décor comme celui-ci.
Pour qualifier notre opération, sans doute vaudra-t-il mieux parler de « reconstitution » plutôt que de « restitution ». En effet, nous ne pouvons prétendre à l’exactitude, car, même s’il existe des sources, il ne reste aucun vestige matériel de ces trumeaux.
Quelles sont, justement, les sources sur lesquelles vous avez pu vous appuyer ?
François Gilles : Elles sont nombreuses, mais lacunaires, reflétant l’intention de l’architecte, non pas le résultat. Deux dessins de sa main, peu détaillés, ont servi de base de réflexion, mais ils sont contredits par les devis de travaux qui détaillent, notamment, les métrages d’ornement. Cela indique que le projet avait évolué et s’était enrichi au fil du temps. Nous en sommes d’autant plus sûrs qu’il en a été de même pour les lambris de la chambre du Dauphin. En revanche, les mémoires de travaux2 nous ont manqué, ainsi que des exemples plus nombreux de trumeaux authentiques à l’intérieur du château. Leur rareté s’explique par la vente des glaces à la Révolution ainsi que par leur fragilité.
Pour les petits trumeaux, nous avons cependant pu travailler avec une indication précieuse, et incontestable : ce sont des empreintes sur les parquets formant le fond des glaces qui donnent la silhouette de la partie haute.
Le détail des ornements, lui, est décrit dans les devis anciens, mais sans que son dessin précis soit connu. La reconstitution s’inscrit donc dans le silence des sources, et c’est ce qui peut la faire paraître audacieuse. Néanmoins – et il faut bien insister sur cet aspect – elle est complètement réversible : un jour peut-être retrouverons-nous d’autres informations qui nous permettront de réviser ces trumeaux qu’il serait alors facile de reprendre, voire de défaire.
C’est donc essentiellement par analogie que nous avons travaillé, en examinant la production de Gabriel (notamment pour le salon de compagnie du château de Bellevue), mais aussi des éléments de trumeaux conservés au Musée des Arts Décoratifs de Paris. Le lieu de référence principal est, bien sûr, la chambre du Dauphin qui a gardé intact un grand trumeau, réalisé par le même sculpteur : Jacques Verberckt.
Vous avez donc dû, en quelque sorte, vous glisser dans la peau de ce Jacques Verberckt (1704-1771), l’un des plus grands sculpteurs sur bois du XVIIIe siècle ?
François Gilles : Oui, et, avec Charles Boulnois, nous nous sommes mis à l’œuvre avec, très exactement, ce qu’il avait entre les mains au démarrage du chantier à l’époque. Il fallait être au plus près de ces mains-là, se loger dans l’esprit du sculpteur à ce moment précis de sa carrière, alors que triomphait le style rocaille, particulièrement propice à l’inventivité. Verberckt, qui se destinait d’abord à la statuaire, a pu y déployer son acuité au volume et sa spontanéité extraordinaire. Sans souci de réalisme, il jetait ses motifs dans le but essentiel d’accrocher la lumière. Parmi les fleurs qu’il a sculptées, certaines n’existent pas dans la nature, mais leurs couronnes de pétales savamment agencées captent le moindre éclat. Difficile d’imiter un tel maître, favori de Gabriel, sollicité sur tous les chantiers royaux… Son œuvre est bien connue et nous inspire, à Charles et moi, la plus grande admiration.
« La main n’est guidée par rien d’autre que l’esprit et elle doit être éduquée par la pratique, certes, mais aussi par l’observation, la réflexion, la recherche. »
Diplômé de l’École Boulle en 2015, Meilleur Apprenti de France, vous êtes aussi ancien élève normalien de l’ENS Cachan, agrégé, et vous préparez une thèse portant sur la collection de boiseries du Musée des Arts Décoratifs de Paris…
François Gilles : Je revendique le fait qu’il n’y a pas d’« intelligence de la main », selon la formule consacrée. La main n’est guidée par rien d’autre que l’esprit et elle doit être éduquée par la pratique, certes, mais aussi par l’observation, la réflexion, la recherche. Ces activités apportent des connaissances aussi bien techniques qu’historiques ou culturelles qui affûtent l’intuition nécessaire pour reconstituer de tels décors. Même quand il y a des archives – qui ne sont pas nécessairement infaillibles ! – la part d’interprétation est incontournable. Elle s’appuie sur la pratique soutenue du geste séculaire, mais aussi sur une expérience construite par la diversité des regards. De même, des experts d’horizons différents – l’architecte en chef des Monuments historiques Frédéric Didier, des conservateurs du Château, du Musée des Arts Décoratifs et de la DRAC Île-de-France – ont composé le comité scientifique qui a présidé à cette opération de reconstitution.
Le travail venant d’être terminé, comment appréhendez-vous aujourd’hui le grand cabinet du Dauphin ?
François Gilles : Les incertitudes tiennent, finalement, au fait que de tels lieux résultent d’une superposition d’états dont aucun n’a une valeur primitive absolue. Je suis néanmoins convaincu que nos efforts ont permis d’approcher au plus près l’esprit de cette pièce exceptionnelle, l’une des plus riches du château lorsqu’elle venait d’être réaménagée pour le fils aîné de Louis XV. Depuis le début du XXe siècle, régnait dans cet endroit une certaine étrangeté, due aux multiples transformations qui n’avaient laissé que des plaies. Ce nouvel habillage des murs va permettre au regard de passer dans ce cabinet d’angle, situé à l’articulation de deux pièces restées authentiques, de manière fluide, naturelle. La meilleure des nouvelles pour nous serait que rien de ce travail monumental (environ sept mille heures à l’établi, réparties entre huit personnes au total) ne soit remarqué par les visiteurs…
Propos recueillis par Lucie Nicolas-Vullierme,
rédactrice en chef des Carnets de Versailles
1 Les trumeaux sont les encadrements en bois sculpté qui servent à tenir les glaces pour les empêcher de basculer en avant.
2 L’équivalent des factures d’aujourd’hui.
Le grand cabinet du Dauphin est restauré grâce au mécénat de Baron Philippe de Rothschild S. A. Un mécénat tout à fait original et inédit : la grande maison de vin et le château de Versailles ont décidé ensemble de créer un coffret en édition limitée réunissant les millésimes aux étiquettes dessinées par les cinq artistes contemporains ayant eu également l’occasion d’exposer au Château. Cinquante coffrets étaient, en 2019, vendus aux enchères à Hong Kong et à New York, permettant ainsi de lancer les travaux.
Cet article est extrait des Carnets de Versailles n°19 (novembre 2021 – mars 2022).
À VOIR
L’appartement du Dauphin restauré et remeublé
à partir du 1er avril 2022
dans le cadre du circuit de visite libre
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