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Par la grâce du Roi

Ainsi qu’on la présentait à son procès, en décembre 1793, la comtesse Du Barry est encore souvent considérée « comme un gouffre épouvantable dans lequel s’est engloutie une quantité de millions1 » : une dizaine pour certains, une centaine pour d’autres, les estimations sont allées bon train et nécessitent de remonter à leur source.

Console d’après des modèles de Pierre Deumier II, vers 1766, dans la salle à manger de l’appartement de madame Du Barry, tout juste restauré, à Versailles. © Château de Versailles / Didier Saulnier

La folie des grandeurs, si elle définit la dernière maîtresse de Louis XV, peut aussi s’appliquer à certains de ses biographes. L’un des premiers et des plus exhaustifs, Charles Vatel, dénonce déjà en 1883 les « exagérations les plus fabuleuses2 ». Il faut dire que le personnage suscite la polémique. D’origine modeste, Jeanne Bécu, de son nom de naissance, a vécu dans sa jeunesse de petits métiers et de liaisons amoureuses, sous la férule de l’entremetteur Jean Du Barry. C’est par l’intermédiaire de celui-ci qu’elle a rencontré le roi Louis XV et épousé dans la foulée un autre Du Barry, Guillaume. Ainsi parée d’un titre de « comtesse », elle pouvait être présentée à la Cour et s’y faire une place.

Fête donnée à Louveciennes, le 2 Septembre 1771, par Jean-Michel Moreau, le Jeune. Paris, musée du Louvre. © RMN-Grand Palais (Musée du Louvre)/ Michèle Bellot

Premières grâces : se loger
Cela suppose, en premier lieu, d’y résider. L’une des premières grâces que reçoit Jeanne consiste ainsi en appartements dans les différents châteaux où se déplacent le Roi et la Cour : Versailles, mais aussi Fontainebleau, Marly ou encore Compiègne. Dès juillet 1769, Louis XV décide de faire davantage et laisse à sa maîtresse la jouissance viagère du « pavillon de Louveciennes, jardins et dépendances », afin de lui donner « une marque de la bienveillance dont Sa Majesté l’honore3 ». La comtesse fait appel aux meilleurs architectes et artistes des Bâtiments du roi pour rafraîchir les lieux. Elle débourse un total de 130 000 livres environ, essentiellement pour des aménagements intérieurs. Le château étant trop exigu pour y organiser des fêtes, elle commande ensuite à l’architecte Claude-Nicolas Ledoux un pavillon de réception, aujourd’hui dit « de musique », qui lui coûte presque trois fois plus cher (un peu plus de 400 000 livres).

Pavillon de Louveciennes ; Machine de Marly [détail], par John-Claude Nattes (dessinateur) et John Hill (graveur) pour les éditeurs William Miller et Vendemaire, 1806. Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon. © Château de Versailles
Ce que le graveur appelle ici « Pavillon de Louveciennes » est, en réalité, le Pavillon de musique de madame Du Barry.

Recevoir et se montrer
Ces dépenses, déjà élevées, ne sont que partie des « ordinaires » de la comtesse qui comptent également l’entretien d’une maison domestique (une quarantaine de personnes a minima), les frais de bouche, de chauffage et d’écurie qui chaque année peuvent, d’après ses comptes, être estimés à près de 400 000 livres. Sa suite étant trop nombreuse pour être logée au sein des châteaux royaux, madame Du Barry se doit en outre de mettre d’autres bâtiments à sa disposition : à Fontainebleau, une maison rue de France (1 700 livres par an), à Versailles, une maison rue de l’Orangerie (hôtel de Luynes, 3 300 livres par an) et le pavillon Binet, avenue de Paris, qu’elle achète pour 80 000 livres. Cela ne suffit pas encore, son intendant indique qu’elle loue aussi des « chambres particulières pour ceux qui n’ont pu être logés dans l’hôtel » (un peu plus de 1 000 livres).

« Ces dépenses, déjà élevées, ne sont que partie des « ordinaires » de la comtesse qui comptent également l’entretien d’une maison domestique (une quarantaine de personnes a minima), les frais de bouche, de chauffage et d’écurie. »

Mais l’essentiel des dépenses de madame Du Barry concerne l’ornement de ses intérieurs et la parure de son corps. Au moment de son mariage, elle déclare 30 000 livres de meubles, habits, bijoux et autres, que certains ont perçus comme un premier cadeau royal. Rien ne le prouve, de même d’ailleurs que pour les achats des années suivantes, plus nombreux, plus somptueux. Les fournisseurs sont des plus prestigieux et révèlent son goût pour les étoffes, les bijoux et pierreries, estimés à plus de 2,5 millions de livres. La comtesse collectionne également les tapisseries, les sculptures, les peintures, les porcelaines, qu’elle commande à la Savonnerie, aux Gobelins, à Sèvres.

Mobilier de l’appartement de madame Du Barry, dont un serre-bijoux orné de plaques de porcelaine de Sèvres acheté au marchand Simon-Philippe Poirier et livré à Versailles en 1770. © Château de Versailles / Didier Saulnier

La Couronne, discrète pourvoyeuse des revenus
Le train de la maîtresse coûte cher mais semble, d’après les registres de ses comptes encore disponibles, réglé sur sa cassette personnelle4. Reste à se demander comment celle-ci était alimentée. La vulgate veut que le Roi y pourvoie à compter de juillet 1771 par des versements mensuels, pour un total estimé à 3,6 millions de livres par an. Les reports d’un compte à l’autre, lorsque la somme des dépenses dépasse celle du montant alloué, montrent au contraire que ces versements n’étaient pas si réguliers : au mieux tous les mois, mais parfois tous les trimestres, probablement selon ses besoins, la maîtresse touchait 200 000, puis 250 000 (entre février et mai 1771) et enfin 300 000 livres (à partir de juin 1771) – soit, en moyenne, 2 millions par an et plus de 6,9 millions de livres au total, entre 1770 et 1773.

Jeanne Bécu, comtesse Du Barry, en Flore, par François-Hubert Drouais, 1769. Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon. © Château de Versailles / Christophe Fouin

Bien que le volume de cette fortune laisse peu de doutes quant à sa provenance, les sources n’établissent jamais de lien direct avec le Roi. En effet, ces versements ne sont pas réalisés directement par le trésor de la Couronne, mais par le banquier Nicolas Beaujon5 : celui-ci reçoit les factures et remet les fonds à un notaire, qui se charge de payer les fournisseurs et créanciers de la comtesse. Comme semblent l’indiquer les « pensions secrètes » du Livre rouge, Beaujon se fait ensuite rembourser par la Couronne, par le biais d’ordonnances au porteur6. Les grâces reçues par la comtesse témoignent ainsi de l’invisibilisation de la faveur féminine dans les procédures comptables et circuits financiers, phénomène qui se développe surtout sous le règne de Louis XV. Par de mêmes détours, le Roi achète à sa maîtresse 50 000 livres de rentes annuelles sur la ville de Paris, pour un total de 1,2 million de livres. La seule fois, finalement, où il lui fait un don direct – outre Louveciennes – se situe à la fin de l’année 1769 lorsqu’il lui cède le revenu des loges de Nantes (boutiques établies le long d’un rempart de la ville), s’élevant à environ 15 000 livres par an.

Une maîtresse comme les autres ?
En somme, si l’on s’arrête au seul argent comptant, la fortune que madame Du Barry a retirée de sa faveur peut être estimée à 8 millions de livres au moins. La somme est colossale : elle est bien supérieure à celles qu’ont pu toucher les plus riches des maîtresses de Henri IV ou de Louis XIV.
Nous restons néanmoins encore assez loin des montants longtemps fantasmés par nombre de polygraphes. Il faut aussi signaler que, contrairement aux maîtresses précédentes, madame Du Barry se retrouve bien démunie après le décès de son royal protecteur. Obligée de quitter la Cour, elle doit faire face à ses créanciers, qui lui réclament presque 1,5 million de livres de dettes, et vend bijoux, vaisselle et hôtel versaillais. C’est d’ailleurs probablement pour l’aider que Louis XVI lui rend la jouissance de Louveciennes, les loges de Nantes et lui rembourse ses 1,2 million de livres de rentes sur Paris. Jeanne parvient ainsi à maintenir un niveau de vie confortable, bien que relativement isolé, jusqu’en 1791. Mais c’est précisément le vol de ses bijoux et pierreries qui la perdra : partie à leur recherche jusqu’en Angleterre, elle sera accusée de trahison, et guillotinée le 8 décembre 1793.

Flavie Leroux,
docteur en histoire moderne, chargée de recherche au Centre de recherche du château de Versailles

1 Extrait du greffe du Tribunal révolutionnaire, 17 frimaire an II.
2 C. Vatel, Histoire de Madame du Barry…, 1883, t. I, p. 254.
3 Archives nationales, O1 114, fol. 590-591.
4 Voir BnF, Français 8158, fol. 75rº-99rº.
5 Je remercie Mathieu da Vinha pour ses indications concernant ce personnage.
6 Archives parlementaires de 1787 à 1860, première série (1787-1799), t. LIX (19 février-8 mars 1793), 1901, p. 494 et p. 496. Je remercie ici Benoît Carré qui m’a indiqué cette source.

Article tiré des Carnets de Versailles n°19.

La restauration de l’appartement de madame Du Barry a bénéficié du mécénat du Groupe AXA.


Un don emblématique

Service à petits vases et guirlandes au chiffre de madame Du Barry : assiette plate, par Jean-Baptiste l’Aîné Tandart (peintre) et Augustin de Saint-Aubin (dessinateur), manufacture royale de porcelaine de Sèvre, 1771, porcelaine tendre. Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon. © Château de Versailles / Christophe Fouin

En 2019, cette assiette – la première – du service à petits vases et guirlandes au chiffre de madame Du Barry était offerte par M. Guillaume de Piédoüe d’Héritôt au Château. En 2020, cette même assiette était restaurée grâce à la Société des Amis de Versailles, projet auquel étaient associés ses Jeunes Amis. Ce service est emblématique du train de vie de madame Du Barry : livré en 1771 par la Manufacture royale de Sèvres, il fut utilisé pour la première fois lors de l’inauguration du pavillon de musique de Louveciennes, construit pour l’organisation de réceptions. Madame Du Barry se devait, en effet, de réserver un accueil à la hauteur de sa place auprès du Roi. Elle commanda ce service, qui comprenait trois cent vingt-deux pièces, dont cent quarante-cinq assiettes, pour la somme astronomique de 21 438 livres. L’un des meilleurs peintres de fleurs de la Manufacture, Jean-Baptiste Tandart l’Aîné, est l’auteur de cette pièce où apparaît, pour la première fois à Sèvres, un monogramme : celui de la comtesse Du Barry, « DB ».


À SUIVRE

La visite guidée « Chez madame Du Barry, dame de Cour et de cœur »,
tous les jours à partir du 22 octobre 2022.

Sur réservation par téléphone au 01 30 83 78 00 ou en ligne sur chateauversailles.fr


À LIRE

L’autre famille royale. Bâtards et maîtresses d’Henri IV à Louis XVI, par Flavie Leroux, Paris, éd. Passés Composés, 2022, 22 €.

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