magazine du château de versailles

Orphée mania

Les 7 et 8 octobre, se joue Orphée et Eurydice de Gluck à l’Opéra royal ; les 8 et 9 novembre, l’Orfeo de Monterverdi dans la galerie des Glaces ; les 19 et 20 février, celui de Rossi, cette fois-ci à l’Opéra royal… Pourquoi tant d’intérêt pour ce mythe ? Un effet de mode ? Y trouve-t-on l’écho de notre monde actuel ? Notre critique musical André Tubeuf s’est posé la question.

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Direction Sir John Eliot Gardiner © Matthias Baus / Château de Versailles Spectacles.

Abondance de biens ? Ou pléthore peut-être ? C’est peu de dire qu’Orphée opère une descente en force sur les scènes d’opéra où il pourrait, il est vrai, faire figure de saint patron. Certaines, c’est comme s’il les monopolisait. Le dieu à la lyre s’installe au Covent Garden de Londres sous pas moins de trois de ses avatars : tel que l’ont vu Rossi, un précurseur, Gluck qui sans doute a fixé l’archétype, et Conway enfin, un d’aujourd’hui, dont on ne sait quel visage il va lui donner. Rossi encore à Nancy, et Gluck aussi, en version française aussi, plus sa métamorphose persifleuse : l’Orphée d’Offenbach aux Enfers, qui aimerait autant y avoir perdu son Eurydice. Versailles l’offre, trois fois éponyme : d’abord pour Monteverdi et Gluck, avec Gardiner, seul au monde à savoir aussi bien son Monteverdi et son Gluck ; puis pour Rossi (même production qu’à Nancy). En cherchant un peu plus loin on trouverait Gluck encore, à Berlin, mais dans sa version primitive, italienne ; à Hambourg le bien rare Orpheus de Telemann. En vérité on s’étonne presque de l’absence de l’Orfeo ed Euridice de Haydn et des Malheurs d’Orphée, avatar très provençal dû à Milhaud. En revanche, dès le 10 septembre la très officielle Télévision aura montré un Orfeo Chaman de Cristina Pluhar qui nous vient de Bogota. Il nous rappelle qu’un Orfeu Negro lui aussi américain du Sud a eu sa fortune, mais à l’écran. C’est le monde entier des Arts que le dieu à la lyre investit de sa présence fécondante.

Le risque est qu’il devienne (avatar ultime, mais qui tue) lieu commun. Des créateurs d’aujourd’hui se remettent à Orphée (ou faut-il dire : s’en remettent à lui ?), très bien. Mais est-ce à dire que le dieu à la lyre ait soufflé sur eux ? Qu’il les inspire, au sens le plus pur et fort du terme? Ou qu’un peu facilement ils s’en remettent à un fonds commun inépui­sable, qui laissera toujours place à une variante de plus ? Disons-le tout net. L’acte propre du dieu à la lyre, la descente du dieu, c’est qu’il dérange. À son passage les pierres dansent, les oreilles s’ouvrent. La Bonne Nouvelle, l’âme qui s’éveille et bouge, cela sonne la fin de ce que Hebbel appelait « le sommeil du monde ». Cela révulse, révolutionne, déchire. Seul critère, la fécondité qui en résulte, l’enthousiasme au sens le plus propre du terme : le dieu descendu dedans. Cette révolution-là, seule la poésie, Rilke surtout, a les mots pour la dire. Rien aussi bien que les Sonnets à Orphée ne montre à l’œuvre le dieu qui trouve l’oreille et l’orée, l’initiateur, le dieu maître de l’entendre, chirurgien de l’Ouvrir.

« De 1607 à 1762 l’opéra a eu le temps de prendre conscience qu’il n’est plus représentation seulement, mais comme au théâtre des Grecs, mise à l’épreuve. Chez Monteverdi déjà la condition pour ramener Eurydice d’En Bas est stricte : ne pas la regarder. »

Ce n’est pas l’aspect que l’opéra privilégie. En plein essor d’une Empfindsamkeit [sensibilité] qui est aussi (un peu) sensiblerie, Gluck à sa façon miniaturisait le dieu à la lyre, avec son Orphée aimant ; qui se plaint (et avec quel charme mélodieux et déchirant), parce que son amour lui est enlevé ; des accents de sa lyre apaise les Furies qui gardent les portes de la Mort ; y arrache son Eurydice (ailleurs chez ce même Gluck, Alceste s’offre à l’Achéron pour l’épargner à son royal époux). Sublime amour et conjugal qui plus est. Mais il nous fait le marié trop beau, et déplace les importances. Orphée qui descend aux Enfers, Orphée apaisant de la voix les Furies nous fait oublier l’acte souverain du dieu poète ; sa première descente, du ciel des éternels à la terre de nous autres, mortels et humains. Alors c’est aux pierres mêmes qu’il donne mouvement et âme. On les croyait sourdes parce qu’elles sont muettes, et voici : au passage du dieu elles dansent. Il leur ouvre une oreille, elles qui croyaient n’en pas avoir ; et nous la creuse autrement profond, à nous humains qui savons en avoir une, mais n’en faisons guère mieux qu’un bon outil, la tendant mieux pour écouter. Lui trouve cette orée, il entre, se fait ouvrir. Et voici l’oreille non plus outil mais instrument. De musique. S’ouvre l’Entendre.

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Lea Garcia dans Orfeu Negro, réalisé par Marcel Camus en 1959 © Bettmann / CORBIS

L’opéra n’a pu que nous montrer un Orphée d’abord chanteur. Le voilà assoluto de théâtre, que magnifie tout ce qu’apporte le théâtre, décor, danse, flûtes élyséennes, sans compter de purs prestiges propres au chant. Cet agrandissement selon le beau et l’ostensible ne fait que réduire Orphée, le miniaturise. De sa fonction divine et créatrice, promu héros de théâtre, le voici dégradé. L’exalte pourtant autre chose, qui est neuf, et lui vient du théâtre : l’épreuve. De 1607 à 1762 l’opéra a eu le temps de prendre conscience qu’il n’est plus représentation seulement, mais comme au théâtre des Grecs, mise à l’épreuve. Chez Monteverdi déjà la condition pour ramener Eurydice d’En Bas est stricte : ne pas la regarder. Mais voilà : Orfeo soudain doute des dieux. S’ils l’avaient leurré, si Eurydice n’était pas là, derrière ? Il se retourne et ainsi la perd. En échange il aura sa magnification parmi les Éternels. Épreuve autrement subtile chez Gluck, tourment cornélien, mais dont les soupirs semblent de Racine. Eurydice derrière lui ignore l’épreuve de silence imposée par les dieux, et à un moment Orphée ne supporte plus qu’elle ne supporte pas son épreuve à elle seule, celle qu’il lui inflige en détournant son regard. De nouveaux héros lyriques nous naissent ici même, nobles et fragiles, que l’épreuve pourrait briser. Dès demain chez Mozart Pamina. Un jour, chez Strauss, l’Impératrice.

Les dieux sont morts hélas, ni Orphée ni aucun autre ne descendra plus. Mais une magie reste à l’opéra, qui n’est qu’à lui. Conflits, émotions, épreuves, le génie propre qu’il a de les exaspérer (au point qu’ils ne crient plus, mais chantent) fait qu’écoutant, voici, nous entendons mieux. Tout ce qui force notre sensibilité (et telle est la vertu de tout chant) nous ouvre plus profond. Ici, aux soirs de grâce, les dieux continuent de descendre. Non pas ex machina comme autrefois, pour éblouir. Par le chant seulement, qui enthousiasme.

 

André Tubeuf

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