Elle doit son nom à la fenêtre ovale qui lui apporta un surplus de lumière lors de son agrandissement, en 1701 : l’antichambre de l’Œil-de-Bœuf nécessitait une restauration générale qui s’achève actuellement.
Les travaux et de belles découvertes ont confirmé le caractère éminemment précieux de cet espace central du château,
comme nous l’explique Frédéric Didier,
architecte en chef des Monuments historiques
en charge du château de Versailles.
L’antichambre de l’Œil-de-Bœuf résulte de la réunion, en 1701, de deux pièces : l’antichambre des Bassans et l’ancienne chambre à coucher du Roi. Pourquoi cet aménagement à l’époque ?
Frédéric Didier : En cette dernière partie de règne, le besoin d’une antichambre plus vaste se fait pressant pour accueillir la foule nombreuse de courtisans venant désormais assister aux levers du roi. Or, Louis XIV sait qu’il ne se remariera pas, tout du moins de manière officielle, puisqu’il a épousé clandestinement Madame de Maintenon. Il peut donc empiéter sur les petits appartements de la Reine, rompant ainsi avec la stricte symétrie du château qu’il avait lui-même instituée autour de la cour de Marbre. Il fait déplacer sa chambre dans le Grand Salon central et, juste à côté, abattre la cloison entre son ancienne chambre et l’antichambre des Bassans, du nom du peintre dont les toiles ornaient ses murs à l’époque.
La création de cette nouvelle « salle d’attente » relève directement de la mise en scène, selon une majestuosité grandissante voulue par Louis XIV. Jouxtant la galerie des Glaces et donnant sur la cour de Marbre, l’antichambre de l’Œil-de-Bœuf occupe une place tout à fait privilégiée, avec un décor qui est à sa mesure.
Cette vaste salle rectangulaire, de plus de 20 mètres de long et 10 mètres de hauteur, a toujours impressionné par sa somptuosité et son originalité. Pourquoi sa restauration s’imposait-elle ?
F. D. : Depuis son agrandissement en 1701, cette pièce était restée quasiment intacte, mais s’était considérablement dégradée. Il a donc été décidé de déposer, pour la première fois, l’ensemble de son décor. Cette opération spectaculaire a dévoilé le « dessous des cartes », en particulier les stigmates de travaux réalisés rapidement, sous la pression du roi et la direction de son architecte, Jules Hardouin-Mansart. Pour aller plus vite, on prélève des éléments sur place, datant des aménagements des années 1670 et 1680. Ainsi, les boiseries de certains chambranles de porte, dotées de motifs en tours de Castille, proviennent très probablement de l’ancien appartement de la reine Marie-Thérèse, d’origine espagnole. Les pilastres des lambris côté nord ont été aussi réutilisés : on les trouve déjà représentés dans les dessins de l’ancienne chambre du Roi. En revanche, ils ont été placés, en 1701, sur des socles afin d’accompagner le rehaussement du plafond, avec l’ajout d’une grande frise en bandeau qui fait, en effet, l’originalité de cette pièce.
La hauteur sous plafond de l’antichambre a donc été modifiée en 1701 ?
F. D. : Oui, tout à fait, comme le laissent entendre les archives, dessins et ordres consignés, donnés par le roi à Mansart : en plein chantier, constatant l’aspect ramassé que prenait la nouvelle antichambre doublée en longueur, Louis XIV décide de faire surélever le plafond. Pour cela, il fait remonter la corniche existante d’un peu plus de cinquante centimètres et « allonger tous les lambris de menuiserie qui ont été commencés pour cette pièce en y ajustant la décoration1 ». On peut discerner, sur place, ces panneaux de boiserie rajoutés.
Toujours pour rattraper le changement de hauteur, est conçu cet « attique », sous forme de frise où s’ébattent enfants, Amours et Zéphyrs potelés sur un fond en treillage losangé à fleurettes, unique en son genre. Modelés en stuc, ces putti rappellent ceux des palais italiens de la Renaissance. On peut les rapprocher aussi de figures diffusées, au long du XVIIe siècle, par le biais de la gravure…
Il y a donc là tout un dispositif, savamment mis en œuvre par le roi et son architecte, pour dilater l’espace au sein d’une construction existante. Mais la plus grande surprise de cette restauration fut de découvrir la qualité et l’importance de la dorure qui en soulignait le moindre détail d’architecture.
De la dorure, mais il y en a partout, dans le château !
F. D. : Oui, mais ici, dans l’Œil-de-Bœuf, il s’agit de dorure à l’eau, ce que nous ne savions pas ! Cela permet des effets bien plus subtils que la dorure à la mixtion, très courante au temps de Louis XIV.
La dorure à l’eau permet d’épouser au plus près la reparure (le bois sculpté retravaillé avec des couches de blanc de Meudon), beaucoup mieux qu’avec la mixtion, à base d’une huile grasse et de colle. Le décor de l’Œil-de-Bœuf avait été complètement dénaturé lors des précédentes campagnes de restauration qui avaient repris la dorure à partir d’une mixtion. Nos sondages ont révélé cette dorure à l’eau, mais également sa présence en de nombreux endroits comme les chambranles de porte et leurs dessus, les pilastres et leurs socles, la corniche, certains panneaux de boiserie. Elle ne recouvrait donc pas seulement des ornements sculptés et des moulures, mais tous les éléments structurants de la pièce !
La cohérence du décor monumental s’était donc perdue. Au niveau de l’attique avait notamment disparu une frise de postes2 que nous avons pu restituer. Celle-ci m’est particulièrement chère, car je l’avais entr’aperçue, jeune étudiant, lorsqu’elle avait été trouvée, malheureusement trop tard, en fin de chantier, lors de la restauration de 1984… La dorure a été le véritable enjeu de cette opération, son rétablissement redonne tout le style de cette pièce qui a retrouvé ainsi son vrai visage.
Comment l’ensemble de ce décor s’inscrit-il dans l’histoire du château ?
F. D. : Par sa dorure à l’eau, cette antichambre marque véritablement un jalon de l’histoire du goût. Elle annonce les décors éblouissants du XVIIIe siècle, apanage français. C’est aussi ici, semble-t-il, que s’est déployée, après une première formule dans le salon d’Apollon trente ans plus tôt, la dorure à plusieurs tons. La frise en est l’illustration magistrale, où le treillage et les rosaces sont traités en or vert et les figures en or jaune, accompagnés de jeux de fond, sous forme de quadrillés, de martelés, qui apportent de multiples nuances.
Plus généralement, ce salon illustre un instant d’équilibre parfait entre les fastes du Roi-Soleil et les grâces de son successeur, Louis XV. Le hiératisme d’un grand siècle finissant y est tempéré par les prémices du goût arabesque, qui deviendra rocaille, dans le sillage de ces jeux d’enfants égayant la voussure.
Enfin, cet aménagement somptueux, Louis XIV en a été directement l’instigateur. Il l’a expressément demandé, jusqu’au moindre détail, en s’appuyant sur l’expertise de Mansart. Ces deux hommes en pleine maturité – le premier a soixante-trois ans, le second cinquante-cinq et travaille au château depuis vingt-trois ans – ont fait surgir ensemble un décor d’une incroyable modernité : c’est le reflet d’un accord mystérieux, d’une complicité dont on ne saura guère plus, que l’on se devait de rétablir pleinement.
Propos recueillis par Lucie Nicolas-Vullierme,
rédactrice en chef des Carnets de Versailles
1 Archives nationales, Ordres du roi à Mansart, 1701, f°71-73.
2 Le poste est un motif ornemental sous forme de série d’enroulements, comme des vagues.
Cet article est extrait des Carnets de Versailles n°24 (octobre 2023-mars 2024).