Célèbre pour ses Mémoires sur la vie de Marie-Antoinette, Madame Campan a connu un destin singulier : deux fois, de l’Ancien Régime à l’Empire, elle s’est trouvée proche de la Couronne. Une vie qui commença dans une famille unie, soucieuse d’une éducation soignée. Douce atmosphère, tout près du Château.
Le père de la jeune Henriette, Edme Genet, est chef de bureau des interprètes au ministère des Affaires étrangères. Il a logé sa famille à proximité, dans le quartier Saint-Louis de Versailles. Rue Royale, pavillon Barthelon, il a créé, avec son épouse Lise, un cadre de vie confortable pour ses cinq enfants. Edme, qui a apprécié le confort des demeures du Nord, a acquis des poêles de faïence décorés « à l’allemande », chauffant les chambres plus efficacement que les cheminées à la française. Pour nourrir la famille, l’intendant, André Daix, approvisionne les garde-manger au Marché-neuf, place du Parc-aux-Cerfs. Des baraques couvertes d’ardoise proposent volailles, marée, fromages et pâtisseries.
Dans le milieu des ministères, l’interprète fait exception. Ni son appartement ni sa maison de campagne, au Petit-Montreuil, ne lui appartiennent. Il n’a pas spéculé, comme d’autres, sur des terrains à bâtir dans la ville de Versailles. Les gens d’esprit, affirme cet homme des Lumières, n’ont que faire de « la propriété avec tous ses embarras ». Son cabinet de bibliothèque est la pièce qu’il préfère : bureaux à coins de cuivre garnis d’un serre-papier pour lui et ses commis, fauteuils de velours gris pour les visiteurs. Ce loyal serviteur de la monarchie a créé un véritable pôle de documentation sur les institutions étrangères. Il a eu l’idée de consigner les traces de tous les mouvements d’argent de l’ennemi héréditaire du Royaume, l’Angleterre, et de constituer des dossiers sur chacun de ses navires. Il affirme que les espions ne lui ont jamais rien appris.
À l’hôtel de la Marine et des Affaires étrangères, rue de la Surintendance1, Edme a créé un service de six commis qui travaillent sous son autorité : il forme des interprètes qu’il envoie dans toute l’Europe. Là, on traduit « toutes les langues de l’Occident, depuis le russe jusqu’au portugais ». Mais la curiosité de l’interprète s’étend à des idiomes moins connus comme le malgache. Fière du savoir de son père, Henriette s’assied près de lui pendant qu’il travaille. Elle aime l’entendre lire les Fables de La Fontaine. Il a fait sienne la devise choisie par le fabuliste : « Instruire et plaire. »
Une famille unie
Les parents d’Henriette, Edme Genet et Lise Cardon forment un couple aimant. Un bracelet orné d’une miniature en témoigne, tout comme le quatrain écrit par Edme pour accompagner le présent : « C’est votre époux qui vous adresse / Ce portrait d’un amour vivement ressenti / Il n’aura point blessé votre délicatesse / Si vous dites c’est mon mari2. » Au grand plaisir de leur « tendre mère », l’interprète n’a pas envoyé ses filles au couvent. C’est lui qui leur enseigne la grammaire et l’histoire. Il a engagé une gouvernante anglaise et des maîtres de harpe, de guitare. Henriette brille dans l’étude des lettres et des langues. Avec fierté, son père la surnomme la miss.
Après le repas, les enfants Genet donnent un petit concert. Henriette, au piano-forte accompagne Julie, la cadette, qui chante l’air de « l’Amour naissant » de Grétry. La ravissante Adélaïde a aussi un joli timbre de voix et les deux derniers, Sophie et Edmond, sont espiègles. Les habitués de la rue Royale ne s’étonnent pas de l’habit du benjamin des Genet, vêtu de blanc des chaussures jusqu’au chapeau. Lors d’un songe, Lise avait fait le vœu à la Vierge de « vouer au blanc » l’enfant jusqu’à l’âge de cinq ans.
Le don qu’Edme fait à ses enfants est simple : faire bon usage de leur raison et cultiver leurs talents. « Rien ne pourra vous les ôter », leur dit-il. À Versailles, tout se sait. Le littérateur Jacob Moreau surnomme Henriette « ma Calliope », du nom de la muse de l’éloquence, car elle déclame à merveille. « Une éducation dans laquelle mon père mettait tant de soins, se souvient-elle, fut remarquée et citée, non seulement dans la ville de Versailles, mais à la Cour. »
« Le don qu’Edme fait à ses enfants est simple : faire bon usage de leur raison et cultiver leurs talents. »
Lectrice de Mesdames
La comtesse de Périgord, dame d’honneur des filles de Louis XV, entend parler de miss Genet alors qu’elle cherche une lectrice pour Mesdames cadettes. En 1768, la jeune fille pénètre pour la première fois dans les enfilades du Château. Les « noeuds d’épaules brodés en paillettes d’or et d’argent qui [ornent] les habits des pages » l’impressionnent. Les appartements sont tapissés de noir, car la Cour porte le deuil de la reine Marie Leszczyńska. Ses jambes vacillent. « Le premier jour où je fis la lecture dans le cabinet intérieur de Madame Victoire, écrit-elle, il me fut impossible de prononcer plus de deux phrases ; mon cœur palpitait, ma voix était tremblante et ma vue troublée. »
Le dimanche, lorsque la Cour ne se trouve pas en villégiature, Henriette et ses sœurs se rendent au Petit- Montreuil où Edme loue une maison de campagne. Ce tranquille hameau est assez proche pour que l’interprète puisse faire un saut rue de la Surintendance. Les proportions de la demeure sont confortables, avec des cuisines et une laiterie au rez-de-chaussée. Au premier étage, deux appartements lumineux jouissent d’une vue sur le jardin et la rue. Au second, plusieurs pièces où s’entassent les enfants. Le cabinet de bibliothèque apparaît presque aussi fourni que celui de la rue Royale, mais le salon tapissé de velours d’Utrecht est un peu usagé. Edme apprécie ce séjour dont l’air est plus sec que celui de Versailles et où les guinguettes accueillent les habitants pour de copieux repas. Deux fois par an, la famille se rend dans la forêt de Draveil où l’oncle Genet de Charmontot, dit l’oncle Toto, reçoit ses neveux dans sa demeure campagnarde où l’on se délecte de rôties et de café à la crème.
Femme de chambre de la Reine
Devenue reine en 1774, Marie-Antoinette attache Henriette à son service comme seconde femme de chambre. Elle organise son mariage avec le fils d’un serviteur de la Chambre, François Berthollet Campan. En 1777, le nom d’Adélaïde Genet, dont la grâce a été remarquée, apparaît sur la liste des femmes ordinaires de la Reine. En 1778, c’est au tour de Sophie de figurer auprès de sa fille, Marie-Thérèse. Puis, la seconde des sœurs Genet, Julie, rejoint le groupe chargé de l’éducation des enfants royaux en tant que « remueuse »3.
Ainsi, entre 1775 et 1778, les quatre sœurs Genet ont intégré l’entourage de Marie-Antoinette. Bientôt, Isabelle Cardon, tante d’Henriette, en fera partie. Enfin, un autre de ses parents deviendra chapelain de la Reine. La volonté de la famille royale de s’entourer de personnes de confiance est claire, mais, de leur côté, ces serviteurs en font bénéficier les membres de leur famille. À l’inverse, l’appartenance à une fratrie unie permet de maîtriser l’information : lorsqu’elle n’est pas de service, Henriette apprend par ses sœurs le détail de ce qui s’est passé dans les appartements royaux. La cohésion du clan protège ainsi la Couronne. Jamais, dans les papiers privés de la famille Genet, on ne trouve trace de dissension.
Progressivement, toutes les sœurs Genet se marient. Rue Royale, les repas de noce sont servis dans un « ordre parfait ». On offre de menus cadeaux : cordons de canne, dragonnes en passementerie, éventails. Edme lit des stances de sa composition. Il est si heureux du bonheur de ses enfants.
Après la Révolution, Henriette connaîtra un destin exceptionnel en devenant fondatrice de la Maison impériale de la Légion d’Honneur.
Geneviève Haroche-Bouzinac,
Professeur d’histoire littéraire de l’âge classique, Université d’Orléans
1. Actuelle rue de l’Indépendance américaine.
2. Archives privées. D.R.
3. Femme chargée de remuer l’enfant d’un maître, de le nettoyer et le changer.
Cet article est extrait des Carnets de Versailles n° 13 (avril – septembre 2018).
VIENT DE PARAÎTRE
Geneviève Haroche-Bouzinac, La Vie mouvementée d’Henriette Campan, Éd. Flammarion, 2017, 24,90 €.