magazine du château de versailles

De la mansarde au Château

Rien de moins classique que son ascension : Berlioz ne savait pas jouer du piano et il essuya de nombreux revers avant d’atteindre les sommets. En résonance avec l’exposition consacrée à Louis-Philippe, l’Opéra royal accueille trois de ses œuvres, dont la Symphonie fantastique, interprétée par l’orchestre de Sir John Eliot Gardiner.

Illustration de presse montrant la première représentation, à Paris au Théâtre-Lyrique, de l’opéra Les Troyens, d’Hector Berlioz, en novembre 1863 – 5e acte : la mort de Didon. © Paris, BnF / Dist. RMN-Grand Palais.

Hector, hôte du Roi-Soleil ? Impensable ! La fibre chez lui est trop républicaine. Son génie a éclos, a éclaté, aux temps mêmes où la Liberté saisissait un drapeau, montait sur une barricade, et tendait la main au génie de Delacroix. Que viendrait-il faire à Versailles ? La jeune France veut davantage d’air et d’espace, le feu de l’action (oh oui, du feu, s’il vous plaît), et, à la rigueur, Paris où tout se crée, s’affiche, fermente, se décide. Mais ce monument d’Ancien Régime ? Non, Berlioz n’a guère à faire à Versailles.
Mais le Roi-Soleil a appris à avoir l’esprit moins cartésien que cela. Il reste à son Versailles assez de traces du baroque, des frises, des jardins : Versailles peut aussi bien héberger, pour quelques nuits, cet outsider absolu qui est aussi, à l’évidence, le grand homme numéro un de la musique française, le seul d’ailleurs qui ait su l’affirmer, et la faire accepter comme telle, en un temps où les Allemands, de Schumann et Liszt à Brahms, et les Italiens, avec Verdi, occupaient très suffisamment la tribune musicale. Mais outsider, Berlioz était aussi voyageur. Il portait son ton français ailleurs, jusqu’aux frimas de la Moscovie. S’il faisait étape dans une ville assez grande, sur la place publique, il tâchait de réunir, de racoler six cents enthousiastes, ou six mille, ou pourquoi pas cent mille, pour leur faire chanter ensemble un peu de Berlioz. C’est aussi être missionnaire. Mais Berlioz savait son savoir (oui, son savoir) ; il savait sa culture, il savait les sources mêmes de sa mémoire (donc, les racines de son génie) si rares, si parfaitement à lui, et à lui seul : de donnes si incomparables ne peut résulter que quelque chose d’exemplaire ; ou des chutes fracassantes.

Ein Concert im Jahre 1846, par Andreas Geiger, graveur, d’après Joseph Cajetan, dessinateur, 1846. © Paris, BnF, Bibliothèque-musée de l’Opéra.

 

Outsider, et comment ! Berlioz s’est permis le ridicule, rédhibitoire chez un musicien parisien, de ne pas jouer du piano, et n’avait pas besoin de piano pour penser, pour écrire, comme ils le font tous: les plus grands comme le troupeau. Il se contentait de gratter la guitare. Mais il était pratiquement passé sur le corps de Cherubini, le patron, pour chercher, au Conservatoire, les œuvres de Gluck et les potasser pour son instruction propre, lui qui prétendait à être la suite de Gluck (en mieux ; en moderne) ou rien. Et lui, qui n’avait pas peur de la musique des autres (moins frileux, donc, que ceux qui, au premier vent, se drapent dans leurs prix du Conservatoire), c’est en pleurant, c’est à genoux qu’il se rendait à la salle de concert du Conservatoire où Habeneck, devant une poignée d’étudiants éblouis, révélait à Paris, quand même un peu secoué, les symphonies de Beethoven. C’est aspirer à se mettre dans les traces des plus grands.

Parfum de Rome
Ah, mais si Berlioz n’avait que sa guitare face au piano des autres (je ne dirai rien de son prix de Rome : ça, en France, tout le monde l’avait), il avait eu Rome, en effet, ses pins et ses odeurs, et ses traces de gloire : et tout ce passé qui y est vivant, et dont pas un autre des candidats, hôtes comme lui de la Villa Médicis, n’allait respirer le parfum. Mais lui, dans Rome, sentait l’aboutissement de L’Énéide, et reprenait son bien-aimé Virgile qu’il connaissait par cœur. Avec, en face, Shakespeare, pour être bien sûr qu’on n’allait pas alimenter l’imagination créatrice, qui n’est que fantaisie au sens propre et fort, à des sources triviales. Virgile, Shakespeare, Goethe, puissant contemporain qui, en Allemagne, a créé ce modèle, d’enjamber deux siècles, d’être à lui seul le romancier de Werther, qui fait pleurer, et le dramaturge de Faust, qui fait penser. Les voilà, les sources. Les voilà, les armes. Voilà ce que Berlioz avait, et que n’avaient pas, n’auront jamais les prix du Conservatoire, les bons élèves qui n’ont jamais été, ne seront jamais que bons élèves.

« Il se voyait déjà, de ses mains de concepteur, maniant cette masse nouvelle, la modelant, l’explorant, lui trouvant des irisations d’un côté, des mélanges de l’autre, toute une posologie des timbres à évaluer en orfèvre. »

Vous voyez, Berlioz, ce qu’il n’avait pas appris, il l’inventait. L’orchestre, la France ne savait même pas ce que ça pouvait être : le modèle beethovénien n’est pas ce devant quoi le génie français se plie le plus volontiers, et accepte. Parlez-nous plutôt de Cherubini, et même de Rossini, ces Transalpins qui réussissent si épatamment à Paris ! Berlioz avait en tête l’orchestre. Il n’avait personne à diriger, ni trois sous pour se faire entendre, mais il se voyait déjà, de ses mains de concepteur, maniant cette masse nouvelle, la modelant, l’explorant, lui trouvant des irisations d’un côté, des mélanges de l’autre, toute une posologie des timbres à évaluer en orfèvre ; et des rapports de coloris comme les peintres n’en ont pas. Monde nouveau, comme Vasco de Gama en invoquera la sublime émergence dans L’Africaine de Meyerbeer. De ce monde-là, qui est symphonie, voix qui vont ensemble, toutes voix, Berlioz ferait une seule oeuvre, mais fantastique, et qui traverse tous les paysages, y compris ceux qui sont des états d’âme ; et parcourrait toutes les étapes, d’un bal à un gibet. L’Europe entière de la musique aura sur sa table de chevet le Traité d’instrumentation que Berlioz rédigera un jour. Richard Strauss (qui ne sera pas la moitié d’un orchestrateur) l’aura, et le consultera, toute sa vie. Liszt le premier (comme toujours), mettra du Berlioz dans sa musique et tout ce qui est musique en Europe (comme toujours) suivra Liszt. D’autres, s’en faisant devise et vision, professeront qu’ils œuvrent pour la « musique de l’avenir ». Berlioz aura été ce hapax grandiose, cette fois unique où en musique, « avenir » aura eu pour synonyme « présent ». C’est une seule fois, Messieurs, hapax, aurait-il pu clamer d’une de ses tribunes. Mais c’est aujourd’hui !

Un art total qui vaut bien Versailles
Sacré Hector ! Ayant dit et fait ainsi une symphonie, et par définition fantastique, il n’y reviendra pas. Il voit plus grand, plus large, plus total. Devant lui, appelant, avec toutes ses chimères, mais aussi ses tentations sensuelles et esthètes (plus la vanité), il y a l’opéra, Goethe qui lui tend les bras pour un Faust, Shakespeare pour un Beaucoup de bruit pour rien, et Virgile, Virgile lui-même pour le plus épique, le plus lyrique de L’Énéide devenue Les Troyens ! Non, Berlioz ne se fixera pas. L’ambition du toujours plus difficile et plus grand le mènera, à la fois inlassable et épuisé, jusqu’à son propre terme. Que viendrait-il chercher chez le Roi-Soleil ?
Mais voilà. Il est, et reste, le plus grand musicien français. Et Louis XIV le plus grand roi. Et Versailles le plus grand lieu. Et c’est pour jouer correctement sa Fantastique, avec les vrais instruments et les timbres sincères, l’arrachant à la pleine pâte orchestrale que tous les pieux épigones avaient appris à y ajouter, croyant y produire du grand, qu’un ambitieux qui s’appelait Gardiner a fondé, voici un grand quart de siècle déjà, son Orchestre révolutionnaire et romantique. Et la France, enfin, a entendu Berlioz tel qu’il veut être, tel qu’il peut être ? Cela vaut bien un geste d’accueil des rois !

André Tubeuf,
Philosophe, critique musical

Cet article est extrait des Carnets de Versailles n° 14 (octobre 2018 – mars 2019).

Hector Berlioz, par Charles Baugniet, 1851. © Paris, BnF / Dist. RMN-Grand Palais.


À SAVOIR

Le 8 mars 2019 marquera le 150e anniversaire de la mort d’Hector Berlioz, ce qui donnera lieu à de nombreux hommages. Au château de Versailles, cette célébration croise l’exposition consacrée à Louis-Philippe dont le règne débuta en 1830, l’année même où fut composée la Symphonie fantastique. À cette époque également s’imposait une génération du romantisme français où l’on trouvait, à côté d’Hector Berlioz, Gérard de Nerval, Théophile Gauthier ou Victor Hugo.

 

 

 


Sir John Eliot Gardiner en concert. © Château Versailles Spectacles / Chris Christodoulou

À ÉCOUTER

Symphonie fantastique

Concert le dimanche 21 octobre 2018, à 17 h, à l’Opéra royal.

Programme
– Le Corsaire : ouverture
– La Mort de Cléopâtre
– Les Troyens : chasse royale et orage
– Les Troyens : scène finale
– Symphonie fantastique op.14
Distribution
Lucile Richardot, alto
Orchestre révolutionnaire et romantique
Direction : John Eliot Gardiner

 

La Damnation de Faust

Version de concert, le mardi 6 novembre 2018, à 20 h, à l’Opéra royal.

Distribution
Bryan Register, Faust
Anna Caterina Antonacci,
Marguerite
Nicolas Courjal, Méphistophélès
Choeur de l’Armée française
Choeur Marguerite Louise
Direction : Gaétan Jarry
Les Siècles
Direction : François-Xavier Roth

 

Messe solennelle et Requiem à la mémoire de Louis XVI

Concert, le samedi 29 juin 2019, à 20 h, à la Chapelle royale.

Programme
– Hector Berlioz (1803-1869) : Messe solennelle
– Johann Paul Aegidius Martini (1741-1816) : Messe des morts à grand orchestre, dédiée aux mânes des compositeurs les plus célèbres
Distribution
Adriana Gonzalez, soprano
Julien Behr, ténor
Andreas Wolf, baryton-basse
Le Concert spirituel
Direction : Hervé Niquet

 

 

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