La Manufacture Prelle vient de lancer le retissage à l’ancienne de l’un des brochés les plus raffinés du XVIIIe siècle : un « meuble »1 composé par le célèbre dessinateur lyonnais Philippe de Lasalle.
La visite à Versailles en 1784 du roi de Suède Gustave III (1746-1792), qui voyageait sous le nom de comte de Haga, avait dû être organisée à la hâte, le souverain francophile n’ayant annoncé sa visite que tardivement. Selon la tradition établie à Versailles, toute visite princière, fût-elle incognito, conduisait à l’aménagement d’un appartement réservé au visiteur et correspondant, par sa richesse, à son véritable rang. Le Garde-Meuble de la Couronne avait envisagé dans un premier temps de commander des ameublements neufs pour la chambre et le grand cabinet du souverain suédois, mais il fut finalement décidé, pour cette dernière pièce, d’acheter un meuble dont « le tout est fait »2 et qui se trouvait alors sur le marché parisien.
« Gros de Tours broché fond satin à médaillons et figures »
Ce mobilier avait appartenu au comte de Gamache qui l’avait acheté au marchand parisien François-Charles Darnault en 1778. Composé d’un canapé, de six fauteuils, de deux bergères et d’un écran de cheminée estampillés du menuisier Jean‑Baptiste II Tilliard, il était digne, par la richesse de son décor sculpté et doré, du mobilier royal. Il l’était d’autant plus que le dessinateur et entrepreneur le plus en vue de la Fabrique lyonnaise, Philippe de Lasalle (1723-1804), en avait conçu l’étoffe : un « gros de Tours broché fond satin à médaillons et figures »3, La Bouquetière et le Jardinier, l’une de ses plus célèbres compositions.
Après la visite, le mobilier fut envoyé au château de Compiègne pour meubler le cabinet du Roi, à l’emplacement de l’actuelle bibliothèque de l’Empereur. Il fut complété de quatre chaises, commandées à Jean-Baptiste Boulard, reproduisant le modèle d’origine et couvertes du même broché, dont le Garde-Meuble avait acquis des lés neufs. L’ensemble échappa aux ventes révolutionnaires et fut finalement placé à Fontainebleau sous l’Empire, mais alors le broché de Philippe de Lasalle disparut au profit d’un broché à motifs de fougères, lui-même remplacé plus tard par un damas… L’ensemble fut finalement déposé par le Mobilier national au musée du Louvre. Pierre Verlet, chef du département des Objets d’art, en reconstitua alors l’historique. En pleine Seconde Guerre mondiale, soucieux de revenir à l’aspect du XVIIIe siècle, il fit retisser, à partir d’un document conservé dans les archives de la société Tassinari et Chatel, un broché où figuraient bien les motifs de la bouquetière et du jardinier, avant que celui-ci ne revienne à Versailles. Du fait de la mauvaise qualité des soies obtenues durant la guerre, l’étoffe s’est dégradée inexorablement et doit aujourd’hui être remplacée. C’est l’occasion pour le Château de lancer le tissage sur métier à bras de l’un des brochés les plus riches du XVIIIe siècle.
La lecture des archives du Garde- Meuble de la Couronne nous a permis d’identifier, dans les collections du musée des Tissus de Lyon, un lé du modèle d’origine, « à ramages de fleurs et médaillons représentant des pastorales »4, à partir duquel la recomposition de l’ensemble du broché a pu être envisagée. Toutefois, l’entreprise était périlleuse : aucune dépouille du broché d’origine n’avait été conservée depuis sa dépose au début du XIXe siècle, et il fallait en retrouver les différents éléments, motifs de médaillons et bordures de différentes largeurs.
Un véritable jeu de piste, jusqu’aux États-Unis
Grâce à l’aide de la société Tassinari et Chatel et de la Manufacture Prelle – qui ont bien voulu mettre leurs riches archives à notre disposition – ainsi qu’à la lecture attentive des mentions d’archives, qui ne révèlent qu’un aspect du broché, un détail du motif ou une caractéristique technique, un véritable jeu de piste a commencé à travers les collections des musées d’Europe et des États-Unis. Ainsi, un fragment des archives Prelle a permis de reconstituer dans sa totalité le dessin dont le lé du musée des Tissus de Lyon ne présentait pas un rapport complet.
« Traditionnellement, il n’est pas convenable de s’asseoir sur un motif où figurent des personnages »
Si l’identification des médaillons à sujet de la bouquetière et du jardinier, caractéristiques de la composition de Philippe de Lasalle et connus par un certain nombre de tissages anciens, ne posait pas de problème, il n’en allait pas de même de l’interprétation de l’inventaire du cabinet intérieur du Roi à Compiègne dressé en 1791 : « un meuble d’étoffe fond satiné blanc […] broché à médaillons et sujets pastorals [sic] à figures et animaux », mentionnant également des animaux. Il s’agissait vraisemblablement des médaillons ornant les assises, car traditionnellement, il n’est pas convenable de s’asseoir sur un motif où figurent des personnages, et l’on sait que Philippe de Lasalle avait pour habitude d’associer des compositions différentes pour le dossier et l’assise de ses garnitures de sièges. Finalement, ces médaillons complémentaires ont pu être identifiés à Saint-Pétersbourg et à New York…
L’analyse des tons, notamment au revers des lés, là où ils sont protégés de la lumière, a révélé la palette caractéristique conçue par Philippe de Lasalle, riche de trente-deux couleurs. Un tel chiffre interdisait un tissage sur métier mécanique, limité à un nombre deux fois moindre. C’est donc un tissage sur métier à bras qui fut confié à la Manufacture Prelle, l’une des deux sociétés lyonnaises, avec Tassinari et Chatel, à disposer de métiers à bras du XIXe siècle et de tisseurs capables de réaliser de telles étoffes. Un détail qui révèle la complexité de l’opération : la chaîne comporte plus de 9 000 fils et, pour les parties les plus complexes du motif, seulement deux centimètres peuvent être tissés par jour tant est important le nombre de couleurs par passage.
Bertrand Rondot,
conservateur en chef au musée national des châteaux de Versailles et de Trianon
1. Autrefois, le « meuble » désignait l’ensemble des textiles composant la décoration d’une pièce : tentures, rideaux, couvertures de siège, etc.
2. AN, O1/3573/12 « Bons de Monsieur Thierry » nº126 du 26 avril 1784.
3. Ibid.
4. AN, O1/3393/18, fº 3 vº État des logements de Compiègne assigné.