Petit-fils d’un bâtard d’Henri IV ? Bâtard du roi Charles II d’Angleterre ? Fils de Louis XIV ? Frère aîné, voire frère jumeau du Roi Soleil ?
Le mystérieux prisonnier au masque de fer a fait couler beaucoup d’encre. Sous la plume de l’historien Jean-Christian Petitfils,
les hypothèses sur sa véritable identité et les raisons de son enfermement deviennent beaucoup plus sérieuses.
Extraits de l’article publié dans le n°25 du magazine Château de Versailles.
Cela fait plus de trois siècles que cette troublante énigme ne cesse de piquer la curiosité du grand public, des historiens et des chercheurs. Près d’un millier de livres ou d’articles de fond, trois colloques internationaux – sans compter trente romans (dont le fameux Vicomte de Bragelonne d’Alexandre Dumas), neuf pièces de théâtre, quatre grands poèmes épiques (dont l’un de Victor Hugo et un autre d’Alfred de Vigny…), vingt-deux films de cape et d’épée et quelques bandes dessinées ont été consacrés à ce mystérieux prisonnier.
Du masque d’acier au masque de velours noir
Quelle était l’identité de cet homme ? Qu’avait-il fait pour vivre un si long supplice : trente-quatre années d’enfermement ? Pourquoi avait-on pris des précautions sans précédent pour sa sécurité ? Pourquoi enfin avait-on dissimulé ses traits sous un masque d’acier puis de velours noir ?
L’affaire commence en 1687, en plein règne de Louis XIV. Le 4 septembre de cette année-là, une gazette manuscrite circulant sous le manteau dans les milieux jansénistes, les Nouvelles ecclésiastiques, se faisait l’écho d’un bien étrange événement : « M. de Saint-Mars a transporté par ordre du Roi un prisonnier d’État de Pignerol aux îles Sainte-Marguerite ; personne ne sait qui il est ; il y a défense de dire son nom et ordre de le tuer s’il le prononce […]. Il était enfermé dans une chaise à porteurs, ayant un masque d’acier sur le visage, et tout ce qu’on a pu savoir de Saint-Mars était que ce prisonnier était depuis de longues années à Pignerol et que tous les gens que le public croit mort ne le sont pas… »
Vieux château médiéval, le donjon de Pignerol servait alors de prison d’État. Dans la citadelle de Sainte- Marguerite, on peut encore voir sa chambre : une pièce sombre mais spacieuse de 30 m² environ, dont la fenêtre est protégée par trois rangées de grilles, face à la baie de Cannes et à l’amphithéâtre du massif de l’Estérel. L’inconnu y resta jusqu’à la fin d’août 1698, date à laquelle il fut conduit à la Bastille par Saint-Mars, son geôlier attitré, qui venait d’en être nommé gouverneur. Il voyagea cette fois en litière, un masque de velours sur le visage : il avait en effet manqué de périr étouffé lors du précédent transfèrement.
Cinq années après, le mystérieux captif mourut subitement, ainsi que l’atteste le second registre du lieutenant du Roi […]. Sur l’acte de décès établi à la sacristie de Saint-Paul, paroisse de la Bastille1, on lui donna le nom de « Marchioly, âgé de quarante-cinq ans ou environ », mention manifestement falsifiée puisque le prisonnier, peu de temps avant sa mort, avait déclaré au docteur Fresquière, médecin de la prison, avoir environ soixante ans. Selon Étienne Du Junca, lieutenant du Roi de la Bastille, ses obsèques coûtèrent quarante livres, une somme modique : de quoi payer un linceul, une bière de sapin, les honoraires du fossoyeur chargé d’ouvrir la fosse commune du cimetière. Bref, le corbillard des pauvres ! Étrange…
Légendes et hypothèses
La légende s’empara vite du personnage. En Provence, où des récits plus ou moins fallacieux avaient perpétué son souvenir, on racontait qu’il était servi par le gouverneur avec des égards extraordinaires, qu’il aimait le linge fin, les dentelles et les somptueux vêtements, jouait de la guitare, chantait de sa voix harmonieuse des mélopées d’une indicible mélancolie… Un jour, raconte Voltaire, le prisonnier inscrivit quelques mots à la pointe d’un couteau sur un plat d’argent qu’il laissa choir de sa fenêtre. Un pêcheur vit tomber l’objet sur les rochers. D’un coup de rame, il accosta, le saisit et le rapporta au gouverneur. Celui-ci lui demanda avec inquiétude s’il avait lu ce qui était écrit dessus. « Je ne sais pas lire, avoua le pêcheur ; je viens de le trouver ; personne ne l’a vu. – Allez, lui dit-il, en le renvoyant, vous êtes bien heureux de ne pas savoir lire ! »
Parmi les noms les plus couramment avancés au XVIIIe siècle figuraient celui du duc de Beaufort, petit-fils d’un bâtard d’Henri IV, le fameux « roi des Halles », disparu au siège 1 Église aujourd’hui disparue. ci-contre : Représentation du Masque de fer emprisonné sur l’île de Sainte-Marguerite, en 1690. Gravure extraite de L’histoire de France racontée à mes petits-enfants par François Guizot, 1872-1876. de Candie, en Crête, en juin 1669, celui du jeune comte de Vermandois, fils naturel de Louis XIV et de Louise de La Vallière, mort en novembre 1683 d’une fièvre contractée au siège de Courtrai, celui du duc de Monmouth, bâtard de Charles II d’Angleterre, officiellement décapité en juillet 1685 pour s’être soulevé contre son oncle, Jacques II…
Quant à Voltaire, il cherchait à accréditer dans les salons – sans trop en avoir l’air, car il ne tenait pas à faire un troisième séjour à la Bastille – sa propre théorie, beaucoup plus redoutable pour la dynastie royale : celle d’un frère aîné de Louis XIV, issu des amours adultérines d’Anne d’Autriche et de quelque grand seigneur, à qui aurait dû revenir le trône, puisqu’il était né au sein d’un légitime mariage. Le masque était là pour cacher une ressemblance frappante.
C’était en filigrane le portrait du Roi Soleil ! À partir de ce moment, l’affaire prit une tout autre dimension, du moins pour ceux qui avaient deviné ce que l’auguste oracle suggérait. Ce n’était plus seulement le masque, ce supplice odieux et barbare qui était dénoncé, mais le crime fratricide d’un tyran persécuteur, séquestrant un innocent, qui plus est son propre frère !
Le puzzle historique
Revenons à l’histoire. Tout n’était pas inventé dans les rumeurs colportées à l’époque. Mais comment démêler le vrai du faux ?
L’enquête commence au donjon de Pignerol dont M. de Saint-Mars a été gouverneur de 1664 à 1681. On sait, grâce au registre de Du Junca, que l’homme masqué était un « ancien prisonnier » de Pignerol. Or, le geôlier avait eu sous sa responsabilité un nombre parfaitement identifié de pensionnaires. Outre Nicolas Fouquet, mort le 23 mars 1680, et le comte de Lauzun, célèbre amoureux de la Grande Mademoiselle, libéré en avril 1681, se trouvaient au donjon des individus de moindre renom : un domestique Eustache Danger, un moine jacobin (c’est-à-dire dominicain) surnommé Lapierre, un agent double Dubreuil, un ancien conseiller du duc de Mantoue Ercole Antonio Matthioli et un valet de prison La Rivière. L’un d’eux est nécessairement l’homme que nous recherchons…
Jean-Christian Petitfils,
Historien et écrivain, auteur d’une étude sur Le Masque de fer (Perrin / Tempus)
1 Église aujourd’hui disparue.
Cet article est extrait des Carnets de Versailles n°11 (avril-septembre 2017)
À LIRE
Retrouvez l’intégralité de cet article dans le numéro 25 de la revue Château de Versailles (mars-avril 2017) et découvrez lequel de ces prisonniers était l’homme au masque de fer.
La revue est disponible en kiosque et sur la boutique en ligne du Château : boutique-chateauversailles.fr