L’art contemporain revient à Versailles sous une forme inédite,
bien que traditionnelle : la peinture. Il revient,
sous le pinceau de Guillaume Bresson,
se confronter aux panoramas titanesques d’Horace Vernet.
Quand les assauts militaires du passé font résonner
la violence d’aujourd’hui.
Intrigué par notre proposition, le peintre contemporain Guillaume Bresson a accepté le pari de voir ses propres œuvres dialoguer avec ces toiles du XIXe siècle, et d’interroger leur violence, jusque dans ses répercussions contemporaines.
Sources profondes
Passé par les ateliers de l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris, accueilli sur les cimaises du Brésil et de Corée, de Russie et des États-Unis, où il réside désormais, l’artiste au pinceau trempé dans le présent a choisi de représenter les « laissés-à-l’écart » du XXIe siècle triomphant, et les espaces de leur quotidien, souvent relégués aux marges des villes.
S’il est résolument moderne, le travail de Guillaume Bresson frappe cependant par son rapport à l’histoire des arts. Il cite les chefs-d’œuvre avec précision – on pense aux toiles de Nicolas Poussin ou Théodore Géricault – et ne fait table rase de rien : la référence à la technique de la grisaille ou ses silhouettes caravagesques s’inscrivent dans une forme de continuité avec l’art de la Renaissance et du XVIIe siècle. Mais cette confrontation au passé n’est pas une simple révérence aux grands maîtres : elle permet à Guillaume Bresson de mieux éclairer ses scènes de la vie contemporaine en rappelant leurs racines profondes et leurs sources lointaines, historiques, religieuses ou philosophiques, et de souligner certaines permanences sous le vernis changeant des apparences.
Le périurbain comme paysage
Pour autant, ce sont bien les lieux de vie de notre temps que peint Guillaume Bresson : la rue, les parkings, les espaces commerciaux ; des zones de passage essentiellement, qui composent la trame du tristement célèbre périurbain, toujours déploré, mais toujours plus présent dans nos vies. Au fond, ce que représente l’artiste, c’est la vie quotidienne de la plupart des Français, comme de la majorité des populations des pays industrialisés. C’est pourtant ce que l’on voit le moins, en peinture comme au cinéma, à la télévision comme en littérature.
Trop banal, trop commun, sans doute ? Trop loin, peut-être aussi, de la réalité de beaucoup d’artistes qui ne viennent pas de ces lieux ni de ces milieux ? Quoi qu’il en soit, cet effort de représentation du réel, parce qu’il est somme toute assez rare en peinture, fait l’effet d’un dévoilement, presque d’un dessillement.
Un hyperréalisme théâtral
Cependant, chez Guillaume Bresson, cet univers banal n’est pas sans étrangeté. L’hyperréalisme théâtral de son œuvre révèle une faille au cœur même de la représentation. Les silhouettes hiératiques, comme pétrifiées, semblent en apesanteur dans les immensités silencieuses de ces décors d’asphalte. Le halo blafard des réverbères, l’obscurité des parkings ou le soleil aveuglant au zénith d’une zone urbaine : ces espaces familiers dévoilent leurs clairs-obscurs. Souvent, la menace guette, et parfois les tensions éclatent : dans ces tableaux, la violence, qu’elle soit patente ou latente, renfrogne les mines et courbe les corps, qui ploient aussi sous la grisaille du ciel. Une grisaille météorologique et architecturale qui paraît déteindre sur les peaux et les regards, souvent mornes, craintifs ou agressifs… L’art de Guillaume Bresson fait émerger l’angoisse au cœur de nos espaces quotidiens.
Permanence et renversement de la violence
Quel contraste entre ces banlieues blafardes et les somptueuses salles d’Afrique qui abritent, au château de Versailles, les œuvres d’Horace Vernet ! Lieux de faste et d’apparat destinés à représenter la France, elles sont l’antithèse de ces espaces de la banalité contemporaine que Guillaume Bresson s’attache à montrer. Les ors et les (faux) marbres du palais d’un côté ; le goudron et les dalles de béton de l’autre ; les colonisés d’hier et les relégués d’aujourd’hui : ces mondes si dissonants pourraient s’ignorer, mais l’artiste forcera la confrontation en les mettant littéralement face à face. Permanence des inégalités et des rapports de domination qui s’inscrivent dans les territoires et dans les corps par-delà les époques : la fin des empires n’est pas celle de la violence.
La trentaine d’œuvres de Guillaume Bresson prêtées pour cette exposition par un grand nombre de collectionneurs et d’institutions, que nous remercions chaleureusement, remettront le passé au (dé)goût du jour : le corpus de scènes de bataille au cœur de l’œuvre du peintre entrera ici en résonance avec la geste historique spectaculaire de Vernet. Le silence des toiles du premier s’opposera au fracas des armes et à la brutalité exaltée de celles commandées par Louis-Philippe : chez Bresson, la violence est étouffée, froide, et anonyme – les hommes n’y ont pas de nom ni les tableaux de titre. Que pointera ce télescopage des époques et des espaces, des conquêtes glorifiées par Vernet et des affrontements violents décrits par Bresson au cœur des banlieues contemporaines ? Il livrera, en quelque sorte, une démonstration par les conséquences : la logique colonisatrice et l’oppression trouvent aujourd’hui leur revers historique dans une logique de relégation et de violence sociale dont Bresson se fait le témoin. Quant à la tente aux couleurs ukrainiennes inversées – bleu et jaune – ne faut-il pas y déceler un indice, que la conquête est toujours le renversement de l’ordre du monde ?
Déséquilibre des forces
Cette violence marque les corps que Guillaume Bresson s’applique à peindre avec un réalisme presque photographique. À mille lieues du nu académique idéalisé, le corps révèle, chez lui, les drames qui rongent le corps social. Cela passe par les muscles et les os de ces hommes vus de dos, dont les visages ne nous sont quasiment jamais accessibles, comme pour souligner la distance avec ces semblables qui se détournent. Quand on les aperçoit, leurs traits semblent déformés, presque inhumains. Rien à voir avec le sérieux hiératique des soldats de l’armée française, maîtresse d’elle-même et du monde (de l’univers, aurait dit Corneille !), en train de s’emparer du campement algérien de l’émir Abd el-Kader, gagné par la peur et la fuite !
Cette fracture dans l’ordre du monde, ces violences contre les corps, mènent au déséquilibre des forces : aussi le motif de la chute est-il omniprésent dans l’œuvre de Guillaume Bresson. Dans un improbable entrelacement, aussi proche de la danse que de la lutte, des corps se dénudent, s’effondrent. Des hommes qui tombent : vertigineuse vision ! Ce ne sont presque plus des hommes, plutôt des formes : la chair redevient simple matière, peau tendue, les vêtements des oripeaux pris dans des vents contraires. Memento mori, ces chutes sont aussi des avertissements adressés au monde, comme ces panneaux de signalisation, dont nous avons l’habitude, mais qui paraissent ici empreints d’une sourde menace métaphysique : « One way », « Wrong way »…
Des compagnons d’infortune
Cependant, Guillaume Bresson n’est pas un artiste univoque : Cassandre des temps modernes dénonçant les transformations et les fractures provoquées par la colonisation hier comme par la mondialisation aujourd’hui, certaines de ses œuvres se distinguent du règne de la violence. Celles-ci mettent en scène d’improbables trios au milieu de forêts de bois et de béton, des tablées marquées par des histoires qu’on devine tortueuses et torturées, mais qui forment des groupes où la discussion remplace les coups. Aucun visage n’est identique à un autre, les habits diffèrent du tout au tout, mais ces œuvres rares contrastent aussi bien avec les discours usuels sur les espaces rebuts qu’avec les autres tableaux de l’artiste où le couteau menace, où les corps se figent, où les coups pleuvent. Ces toiles font poindre néanmoins, dans cette œuvre orageuse, des éclaircies et des lueurs, comme des possibilités de rédemption.
Interroger les angles morts de l’histoire
Des banlieues saisies dans leur brutalité aux motifs bibliques librement entre-tissés, du squat à la Chute, du McDonald’s à la Cène, l’œuvre de Guillaume Bresson enchâsse les siècles et les visions. La tragédie qui se jouait sous les toges, ou sous les uniformes, continue d’innerver les chairs habillées de jeans ou de survêtements. Le récit d’une violence quotidienne fera face à l’exaltation de la conquête, et révélera les frontières et les fractures qui structurent notre monde. Le dialogue entre présent et passé interrogera ainsi les ombres et les silences d’une mémoire souvent lacunaire, surtout peut-être au château de Versailles où se sédimentent quatre siècles d’une histoire racontée au prisme des puissants d’hier. En orchestrant ce choc des représentations, des espaces et des époques, l’œuvre de Guillaume Bresson viendra mettre en pleine lumière les angles morts de ces récits et de ces images dans ce temple des rois et des gloires de la France.
Passé le choc de la dissonance temporelle entre les tableaux des deux artistes, cette confrontation soulignera aussi tous les fils d’histoire, d’idéologie et de violences qui relient l’actualité de son temps que peint Vernet et le présent que peint Bresson. Rappeler l’importance du passé pour comprendre le présent, et du présent pour discuter du passé : c’est la mission même du château de Versailles. Éclairer l’histoire pour en faire comprendre les héritages et les leçons : c’est encore ce à quoi le château s’emploiera à travers cette confrontation aux airs de dialogue noué au fil des siècles.
Christophe Leribault,
président de l’Établissement public du château, du musée et du domaine national de Versailles
L’exposition est réalisée avec la collaboration de la Galerie Nathalie Obadia
et grâce au mécénat de :
– McArthurGlen Paris-Giverny
– The CORA Foundation
– Hubert et Mireille Goldschmidt
Cet article est extrait des Carnets de Versailles n°25 (octobre 2024 – mars 2025).
À VOIR
L’exposition Guillaume Bresson – Versailles
Du 21 janvier au 25 mai 2025
Château de Versailles
Salles d’Afrique et de Crimée
Commissariat : Christophe Leribault, président de l’Établissement public du château, du musée et du domaine national de Versailles
Scénographie : Antoine Fontaine
Horaires : tous les jours, sauf le lundi, de 9 h à 17 h 30 (dernière admission à 17 h).
Billets : accessible avec le billet Passeport, le billet Château, ainsi que pour les bénéficiaires de la gratuité.
Réservation horaire obligatoire.
Gratuit et illimité avec la carte « 1 an à Versailles ».
Un parcours audioguidé, disponible en français et en anglais permet d’aborder les grandes thématiques du travail de Guillaume Bresson et ses inspirations.
Disponible également dans l’application de visite du château.
Un médiateur est présent le week-end, entre 10 h et 16 h (départs réguliers) pour un temps d’échange et d’interactivité afin de découvrir une œuvre de l’exposition.
Visites gratuites de 30 minutes, sans réservation. En français ou en anglais.
Visites guidées disponibles pour le grand public, les abonnés et les scolaires, sur réservation.
Nocturne le vendredi 21 mars jusqu’à 23h (dernier accès 22h).
Réservation horaire obligatoire. Visite libre avec audioguide.
Et, le vendredi 21 mars, une table ronde ouverte à tous : Horace Vernet / Guillaume Bresson : la peinture comme sport de combat
Auditorium du château, 19h-20h30, Accès gratuit sur réservation obligatoire.
Autour d’un dialogue d’historiens de l’art, de réalisateurs et d’écrivains, l’univers et les différents aspects de l’œuvre de Guillaume Bresson seront évoqués avec une confrontation plus approfondie à l’histoire de l’art du passé et à l’art d’Horace Vernet en particulier.