magazine du château de versailles

L’ai-je bien traversé ?

C’est l’œil du cyclone, qu’il est impensable de contourner pour atteindre les rivages dorés de la galerie des Glaces, puis de la chambre de la Reine. Comment aborder et comprendre, au milieu du parcours de visite,
ces salons officiels, ornés de décors plus extraordinaires
les uns que les autres ? Laurent Salomé, directeur du musée,
nous en confie quelques clés.

L’enfilade des pièces du grand appartement du Roi depuis le salon de l’Abondance. © EPV / Didier Saulnier

Le grand appartement du Roi marque, pour le visiteur de Versailles, l’entrée dans le vif du sujet : il se trouve brusquement confronté à un ensemble d’une complexité et d’une richesse également vertigineuses. Auparavant, il a bénéficié, dans la galerie introductive retraçant l’histoire du château, d’un accompagnement muséographique et didactique ; puis les salles Louis XIV ont déroulé leur accrochage de tableaux bien ordonnés par thèmes ; l’aperçu de la Chapelle royale, le choc visuel du salon d’Hercule l’ont, en principe, ravi sans l’inquiéter. Mais à partir du salon de l’Abondance, les choses se compliquent : l’impression de splendeur se combine à celle d’être dépassé par un système aux lois impénétrables. Souvent la foule est dense, le rythme imposé ; les cartels sont réduits au minimum pour éviter d’enlaidir l’espace et de ralentir la progression ; l’aventure commence.

Un sommet de civilisation, héritage de l’Antiquité
Et il est important de bien vivre cette expérience : ne pas manquer le rendez-vous avec l’Histoire, l’occasion de toucher du doigt un sommet de civilisation. Le projet intellectuel qui sous-tend le décor de l’appartement est d’une telle ambition qu’il faudrait une journée entière pour d’abord repérer toutes les scènes représentées aux plafonds. Quel dommage de voir seulement la somptuosité de cette enfilade, sa symphonie de marbres et de bronzes dorés (bien que ce soit déjà beaucoup) quand un grand récit philosophique, pétri de tout l’héritage de l’Antiquité, a été mis en place pour guider vos pas !
Il est vrai que la barre a été placée un peu haut : le choix de ces scènes de l’histoire antique est si érudit que déjà Jean-François Félibien, en 1703, se trompait complètement dans sa description de certains tableaux. Aujourd’hui, qui peut reconnaître, dans le salon de Mercure, l’épisode de l’annonce de la mort de Calanus à l’empereur Alexandre ? Et que dire de la peu célèbre Harpalyce délivrant son père dans le salon de Mars ?

Plafond du salon de Mercure. © EPV / Thomas Garnier

Abondance pour une pièce autrefois austère
Le salon de l’Abondance présente une autre difficulté de compréhension tenant à sa fonction dans la mécanique palatiale : ce n’était pas du tout, à l’origine, la première pièce du Grand Appartement, mais une salle presque vide, antichambre de l’ancien appartement de collectionneur de Louis XIV où l’on entrait par la superbe porte centrale.

Salon de l’Abondance. © EPV / Thomas Garnier

Pour évoquer la profusion d’œuvres d’art de cet appartement privé où ne pénétraient que quelques élus, le salon de l’Abondance est aujourd’hui richement meublé. On y voit les deux fameuses commodes livrées par Boulle pour la chambre de Louis XIV (mais à Trianon) et le bureau à écrire du Roi qui se trouvait un peu plus loin dans l’appartement privé. Ce bureau fut l’une des grandes acquisitions de ces dernières années, comme le bronze de l’Enlèvement d’une Sabine qui figurait, pour sa part, au rez-de-jardin, dans l’ancien cabinet des Glaces du Grand Dauphin !

Vénus, Mars et Mercure pour sourire, frémir et apprendre
Vénus vous accueille avec ses histoires d’amour, ses paysages idylliques et ses statues en trompe-l’œil de Méléagre et Atalante… Au plafond, la déesse « assujettit à son empire les divinités et les puissances » : un message à ne pas manquer pour comprendre qu’on est dans bien autre chose qu’un palais officiel. Dans les voussures, l’histoire antique fait écho à celle du roi, Marie-Thérèse prend les traits de Roxane et les jardins de Babylone évoquent les travaux titanesques de Versailles.

Plafond du salon de Vénus, dans le grand appartement du Roi. © EPV / Thomas Garnier

On sourit moins, mais on frémit autant, dans le salon de Mars, écrasante salle des gardes exaltant la rigueur militaire. Sous le pinceau de Houasse, La Terreur, la Fureur et l’Ire poussent la Crainte et la Pâleur. On se rassérène, dans le salon de Mercure, avec les arts et les sciences. Parmi les scènes préférées du roi, l’empereur Alexandre offre des espèces exotiques à Aristote pour contribuer à son Histoire des animaux.

Mars sur son char tiré par des loups [détail], par Claude II Audran le Jeune, vers 1672, compartiment central du plafond du salon de Mars, dans le grand appartement du Roi. © EPV / Thomas Garnier

Ce ne sont que quelques-uns des innombrables épisodes censés concentrer, au cœur du château, toute la grandeur et la sagesse de l’humanité. Si ces décors peints, qui nous sont parvenus complets, sinon intacts, éprouvent le visiteur par leur profusion, c’est pour des raisons contraires que l’ameublement vient ajouter à la perplexité : ses lacunes, qui ne seront jamais comblées malgré les acquisitions régulières, et l’enchevêtrement d’états successifs. Le sommet de la difficulté est atteint avec la présence du lit néo-Louis XIV dans le salon de Mercure, qui servait de chambre d’apparat. Or, ce n’est pas pour celle-ci, mais pour la chambre de 1701 que le meuble fut commandé à Jacob-Desmalter (mais orné d’une tapisserie du XVIIe siècle) par Louis-Philippe ! Il fut transféré dans le salon de Mercure après son remplacement, dans la chambre axiale, par le lit que nous connaissons, avec son somptueux brocart.
Terrible enfilade, qui cristallise une histoire allant de l’Antiquité jusqu’à nos jours… Nous nous amusons ici à la présenter comme un défi, mais c’est en réalité un bienfait, qui s’offre comme un monde en soi. Au sens propre, une merveille.

Laurent Salomé,
directeur du musée national des châteaux de Versailles et de Trianon

Cet article est extrait des Carnets de Versailles n°25 (octobre 2024 – mars 2025).


À REDÉCOUVRIR
Le parcours de la visite libre du château de Versailles

mot-clés

partagez

à lire également