Quand la tragédie s’essouffle, l’opéra prend le relais, s’appuyant sur les grandes figures de la mythologie. Et c’est toujours la même rengaine, où le moindre pathos se réclame de Vénus… Il en est ainsi de Médée ou d’Alcione, invitées printanières de l’Opéra de Versailles. La sensibilité très italienne propre à Marc-Antoine Charpentier et la puissance de la gambe servie par Jordi Savall les font ressurgir avec éclat.
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Jason et Médée, par Charles André Van Loo (1705-1765), dit Carle Van Loo. Détail. © Berlin, Stiftung Preussische Schlösser und Gärten Berlin-Brandenburg / © BPK, Berlin, Dist. RMN-Grand Palais / image SPSG
C’est Così fan tutte, le moment venu, qui nous tendra le miroir le plus révélateur quant au type d’imagination que l’opéra enflamme, – ses fantasmes, en vérité. Ses héroïnes ? Deux renchéries, des Précieuses. Elles suivent les mêmes modèles, s’assimilent aux mêmes idoles, répètent les mêmes formules. Des filles très ordinaires, au fond, conformes, convenues. Mais que la moindre épreuve vienne déranger leur tenue, les voilà aussitôt qui s’alignent dans la procession des grandes victimes. Elles prennent la pose : l’une en Angélique sur son rocher, l’autre en Didon abandonnée. Le moindre soupir devient théâtre.
« Le moindre soupir devient théâtre. »
Remarquons-le, cela vient de très haut. Phèdre déjà, celle de Racine, croit se disculper un peu de sa passion, la rendre ordinaire en s’y alignant aussi, après Ariane sa sœur : des victimes de Vénus. Quand l’opéra se dégradera en opérette, l’Hélène d’Offenbach mettra les cascades de sa vertu sur le compte de la Fatalité, autre nom pour Vénus « à sa proie attachée ». C’est comme si une souffrance, une épreuve, même un sentiment (pour des comtesses de Marivaux, l’humiliation de se sentir sensible) avait besoin de ce rachat : se montrer noble, se comporter comme il faut ; s’assimiler aux grands modèles. Si modeste que puisse être le pathos, le ton sera le pathétique. On chausse le cothurne. Et comme l’alexandrin s’y prêtait bien, déjà ! Sait-on comme le grand Corneille savait se faire mélodieux ? On admire tant, chez lui, le tragique des situations qu’on en oublie la musique de la plainte, incomparable pourtant. Trente ans avant l’Ariane de Racine, « de quel amour blessée », c’est pourtant lui qui faisait dire à Médée ces vers, pure mélodie, devant lesquels Valéry pouvait se mettre à genoux :
« Ces herbes ne sont pas d’une vertu commune Moi même en les cueillant je fis pâlir la lune Quand les genoux au vent, les bras et le sein nus J’en dépouillai jadis un climat inconnu… »
La tragédie a donné son meilleur avec Pierre Corneille et Racine, elle est essoufflée. Le lyrisme va se trouver un autre théâtre, l’opéra, avec pour dramaturges en chef l’autre Corneille, Thomas, et Quinault. À ce théâtre il faut du spectacle, de l’effet : et quoi de meilleur pour l’effet que les machines ? Mais attention : n’importe qui ne ferait pas le poids pour descendre de son vaisseau spatial, ex machina. Seul un dieu, ou demi-dieu. Un très grand (métaphore du Roi) pour dénouer l’action. De plus petits l’auront meublée, nuées et zéphyrs (dans les cas bienveillants et bénins) ou, sinon, aquilons et borées. Voilà pour les machines. Mais pour les machinations, qui font toute l’intrigue ? N’y peuvent être saisis, et même étranglés, en sorte d’aller au bout de leur pathos, d’exprimer leur plainte la plus mélodieuse, que ces aspirants demi-dieux que sont héros et héroïnes. Et ceux-ci, où les prendre, sinon dans le stock qu’en offre la mythologie, d’avance cuirassés et empanachés, et ces dames les cheveux épars, ruisselantes de larmes ?
Les modes ne se ressemblent pas, mais les modes se suivent ; et toujours avec mêmes suiveurs et suiveuses qui, eux, restent pareils : toujours se mettant à la page, et prenant la pose qu’il faut. La société venant à évacuer ses rois, donc aussi ses dieux, les modèles se démocratiseront, plus proches du sol, on ne se coiffera plus à la Belle-Poule, on portera la jupe courte ; ou bien ils se conquerront un autre ciel, la nacelle ex machina se fera vaisseau spatial. Des années 1950 on a commencé à parler d’idoles ; viendra ensuite l’icône. L’antihéros est devenu le plus vrai héros. Effet de mode encore. Les Précieuses sont toujours là pour payer à prix d’or les guenilles griffées que leur montrent les vitrines chics ; et ne plus admirer, ne plus connaître Électre que devenue souillon.
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Maria Callas interprétant le rôle de « Médée », dans l’opéra Medea sur la scène de l’Opéra royal. Covent Garden London, 15 juin 1959. © TopFoto / Roger-Viollet
Médée n’est ni déesse ni même héroïne (et un peu idole) au sens où des demoiselles tendance mode voudraient lui ressembler. Mais mythique sûrement. Une vraie stature, et une vraie histoire. Elle a passé le Bosphore à pied sec, avec sa cargaison de fioles qui sont (le mot grec pharmakos le dit) potion aussi bien que poison. Avant d’être une meurtrière (et enflammeuse), une guérisseuse aussi. Il y a de l’or sous ce noir-là. On a vu Maria Casarès sous sa tunique dans la tragédie de Sénèque ; et une autre Maria, Callas (qui l’a beaucoup chantée dans sa version Cherubini) en film, et ne chantant pas, chez Pasolini. Elle reparaîtra bien vingt fois au monde de l’opéra (jusque sous la plume de Rolf Liebermann, oui). La moins incendiaire, la moins dure (en un sens, c’est elle qui porte la tunique de Nessus à même la peau), la mieux chantante peut-être, la plus oubliée assurément, c’est celle de Pierre Corneille. Mais c’est l’autre Corneille qui l’a faite héroïne lyrique pour Marc-Antoine Charpentier. Il n’aurait pu faire jouer son ouvrage à moins d’ostensiblement l’aligner sur Lully, maître régnant ès opéra. Il a bien fallu qu’il suive le modèle. Mais il l’a fait avec sa sensibilité de musicien de la Reine, son coloris italien appris chez Carissimi, son pathos moins carré. Son époque fit peu de fortune à un opéra si plein de musique, et qui osait n’être pas de Lully. Pour ressusciter, il ne lui faudra pas loin de trois siècles, mais il l’a fait avec éclat. Ranimée pour la scène par Robert Wilson, puis par Jean-Marie Villégier, portée par le feu lyrique d’une Lorraine Hunt (on avait même à l’origine espéré Jessye Norman), cette Médée désormais sans machines est devenue culte.
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Marin Marais, compositeur français (1656-1728), élève de Lully, par André Bouys, 1704, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon. © RMN-Grand Palais (Château de Versailles) / DR
Alcione ne jouit pas d’une telle faveur. D’abord l’héroïne éponyme n’est pas de stature comparable, en rien mythique, et sa mise en opéra pourrait avoir été un hapax. À peine si on trouverait à citer dans sa parentèle ces « doux alcions » qu’André Chénier a fait pleurer pour sa belle Tarentine. Marin Marais était peu familier de ces zones-là. Maître absolu des intimismes (vibrants, tendus pourtant) de la gambe, le pathos, le larger than life propres à l’opéra, ses clichés non plus, n’étaient pas dans son caractère. Faut-il qu’il ait tenu son lyrisme en réserve, accumulé, pour qu’ici il s’épanche à flots ! Et quel génie aussi, innovateur (et bien certainement né de son unique familiarité avec la gambe), pour donner à toutes les basses de la musique orchestrale, déjà riche de bassons, non seulement ce frémissement menaçant des cordes graves, mais aussi ce long roulement de tambours comme voilés ! Il en vient à la tragédie lyrique à la fois un coloris de dramatique solennité, ou de pressentiment, et la capacité physique d’imiter la nature, émulant les fracas de l’orage et ceux-là mêmes de la mer. C’est sa « Tempête » (purement instrumentale) qui fit la fortune de cette Alcione de 1706. L’opéra d’époque englouti pour pas loin de trois siècles, elle pourtant surnageait, – pour l’orchestre. Oubliés, le lyrisme pur, le génie du chant, le modelé ramiste anticipé (par la découpe, par la sensibilité) d’un chef-d’œuvre perdu. On ne s’étonnera pas que cette résurrection scénique absolue soit le choix de Jordi Savall, inlassable dans sa vocation de jeter des passerelles, et tout entier exalté par le génie de la gambe (où il est à la fois intime et intense comme personne), dont le coloris, le frémissement et le galbe semblent ici sous-tendre tout ce qui sera chant.
André Tubeuf,
Philosophe, critique musical
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Vue de l’opéra du château de Versailles durant un spectacle. © Opéra Royal / Agathe Poupeney
L’Opéra royal aussi a ses amis : l’ADOR
Les Amis de l’Opéra royal œuvrent depuis 2014 à son rayonnement national et international, en lien étroit avec Château de Versailles Spectacles. Rassemblant déjà plus de 160 passionnés, l’ADOR apporte un soutien financier à des projets musicaux ambitieux, et encourage ainsi la redécouverte d’œuvres, la création artistique et l’émergence de nouveaux talents. Depuis sa création, l’association a ainsi contribué, en 2015, à la restitution de la Grande Messe Vénitienne pour la Naissance de Louis XIV de Rovetta par l’ensemble Gabrieli Consort, dirigé par Benjamin Chénier, qui a donné lieu à la publication d’un CD. En 2016, elle a apporté son soutien à la majestueuse Missa Salisburgensis, de Biber, présentée par le Collegium 1704 dirigé par Václav Luks. En mars dernier, elle a défendu la production de la Passion selon Saint Jean de Bach, par un tout jeune chef, Valentin Tournet, à la tête de la Chapelle Harmonique qu’il a fondée.
Durant la saison 2017-2018, L’ADOR soutiendra deux projets d’envergure. L’Opéra royal redonne vie à un patrimoine musical diversifié de grande qualité : ceux qui souhaitent s’associer à l’enrichissement de sa programmation tout en bénéficiant de nombreux avantages et privilèges sont invités à rejoindre l’ADOR.
À VOIR
Marc-Antoine Charpentier
(1643-1704)
Médée
Le 19 mai 2017, à 20 h
Le 20 mai à 19 h
Le 21 mai à 15 h
Opéra royal
Tragédie lyrique en cinq actes et un prologue sur un livret de Thomas Corneille. Créée le 4 décembre 1693, à Paris.
Distribution :
Colin Ainsworth, Jason ; Mireille Asselin, Créuse ; Jesse Blumberg, Oronte ; Stephen Hegedus, Créon ; Peggy Kriha Dye, Médée ; Olivier Laquerre, Arcas ; Meghan Lindsay, Nérine ; Karine White, Cléone ; Christopher Enns, Kevin Skelton, rôles additionnels.
Tafelmusik Baroque Orchestra.
Direction : David Fallis
Artistes de l’Atelier Ballet
Choeur Marguerite Louise
(direction Gaétan Jarry)
Mise en scène : Marshall Pynkoski
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Jordi Savall. © DR
Marin Marais (1656-1728)
Alcione
Le 8 juin 2017, à 20 h
Le 10 juin à 19 h
Le 11 juin à 15 h
Opéra royal
Tragédie lyrique en un prologue et cinq actes sur un livret d’Antoine Houdar de La Motte. Créée à l’Académie royale de musique le 18 février 1706.
Distribution :
Lea Desandre, Alcione ; Cyril Auvity, Ceix ; Marc Mauillon, Pelée ; Lisandro Abadie, Pan, Phorbas ; Antonio Abete, Tmole, Grand-Prêtre, Neptune ; Hasnaa Bennani, Ismène, 1re Matelote ; Hanna
Bayodi, 2e Matelote, Prêtresse.
Choeur et orchestre du Concert des Nations.
Direction musicale : Jordi Savall
Mise en scène : Louise Moaty