Fasciné par l’avenir, Jean Cocteau (1889-1963) ne l’a pas moins été par le passé. Dans le panthéon de cet artiste adorateur du soleil, qui fut à la fois porté aux nues et détesté, Versailles occupe une place jusqu’alors méconnue. Une nouvelle clé de lecture de sa vie et de son œuvre ?
C’est à Maisons-Laffitte, située à une quinzaine de kilomètres de Versailles, que grandit Cocteau. Du château, l’enfant en butte aux difficultés scolaires ne retient que « les feuilles mortes, la poussière, la foule, sous le soleil devenu le seul véritable roi de ces esplanades ». Baigné dans l’activité artistique familiale, Jean s’initie très vite à l’écriture et au dessin. En 1907, à l’âge de dix-huit ans, il intitule son premier poème « Versailles ». Adulé par le Tout-Paris, Cocteau évolue de salon en salon dans lesquels il brille par ses talents oratoires. Son aura croissante lui permet d’entrer dans le cénacle de trois figures littéraires, parfois résidentes de l’ancienne cité royale, et qui, toutes, en ont célébré les beautés fantomatiques : Marcel Proust, Robert de Montesquiou et Anna de Noailles.
Publié en 1910, un poème titré « Le vieux parc dont on a tant dit » confirme la prédilection de Cocteau pour les jardins de Versailles. En 1912, il envoie un certain Takaïra prendre des photographies « d’esprit japonais » du parc.
Un décor « si merveilleusement machiné »
La découverte récente des Ballets russes de Diaghilev ébranle toutefois bon nombre de ses convictions, qui achèvent leur mutation au contact de la musique d’Igor Stravinsky. Ces rencontres bouleversent l’œuvre de Cocteau, désormais aspiré par le théâtre, qui semble rompre temporairement avec la proximité immédiate de l’univers versaillais. Il séjourne cependant à l’hôtel du Trianon Palace au printemps 1913 avec Maurice Rostand, peu avant le déclenchement de la Première Guerre mondiale.
Exposé à d’âpres critiques en raison de ses créations avant-gardistes, Cocteau assume ses amours masculines et affiche au grand jour son idylle avec l’écrivain Raymond Radiguet, rencontré en 1919. En 1921, deux ans avant sa mort tragique, son protégé compose à son tour des vers en lien avec les jardins versaillais qui ne sont pas sans évoquer ceux écrits plus tôt par son Pygmalion.
La disparition de Radiguet dévaste Cocteau, qui séjourne de nouveau à Versailles en 1925, logeant alors dans l’hôtel des Réservoirs. C’est aux côtés de Jean Marais, que Cocteau rencontre en 1937, que le lien du maître avec cet asile doré se renforce : il vient s’y réfugier en 1939 pour l’écriture de La Fin du Potomak et la première version de La Machine à écrire. Ironie du sort, l’acteur est mobilisé peu après dans la même caserne que celle où Cocteau l’avait été en 1914.
L’intense activité artistique de Jean Cocteau ne faiblit pas durant le conflit, au cours duquel il révèle à la radio son lien très particulier avec Versailles : « Il m’a fallu bien du recul pour comprendre la merveille de ces lieux qui ne me représentaient que de la fatigue […] Comment mon enfance aurait-elle pu comprendre ce décor si merveilleusement machiné, que les machines fonctionnent toujours après la mort des machinistes […] ? » Pour lui, le parc de Versailles est une « machine » dans le sens où l’entendaient les dramaturges de Louis XIV. Tout est « surprise » et « théâtre » dans ce parc où les Grandes Eaux jouent le rôle de « projecteurs » et de « feux de la rampe ».
Dans les bosquets, la grotte d’Apollon servi par les nymphes, « où se déroule la pantomime blanche d’un ballet pétrifié de Molière », reste gravée dans sa mémoire. À la même période, Jean Cocteau travaille à l’écriture de Renaud et Armide, une tragédie inspirée du Grand Siècle, dont la première représentation intervient sur les planches de la Comédie-Française au mois d’avril 1943. Confiés à Christian Bérard, les costumes et les décors revisitent le bosquet d’Hubert Robert, comme le rapporte l’écrivain dans son journal : « Tout tourne autour des grottes d’Apollon à Versailles, mais dans une nuit crayeuse et irisée. »
Le royaume coctalien
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les deux « Jean » font l’acquisition d’une propriété à Milly-la- Forêt où Versailles est discrètement, mais néanmoins présent1 : le soleil rayonnant ornant la cheminée du Grand Salon, offert par Coco Chanel, ou le « Turc de Versailles », statue trônant à l’entrée du jardin et provenant du décor du film La Belle et la Bête, en constituent les exemples les plus visibles.
Très souvent dans le sud de la France, Cocteau ne réside cependant pas beaucoup sur place, tout comme Jean Marais, qui élit domicile à Marnes-la-Coquette, également en Seine-et-Oise. Le jeune Édouard Dermit vient, en effet, de faire son entrée dans la vie de l’écrivain.
Même si ses amitiés avec le sculpteur allemand Arno Breker lui sont sévèrement reprochées, Cocteau n’en reste pas moins sollicité de toutes parts après la guerre. En 1953, on fait appel à lui lors de la médiatique campagne de sauvegarde du château, lancée par André Cornu. À la demande de Jacques Jaujard, Cocteau participe à l’élaboration d’un spectacle inédit de « son et lumière », interprété au château le 24 juin. Il se charge de l’écriture des textes en lien avec les jardins, et André Maurois de ceux en rapport avec le monument. Le travail fourni par le poète est tronqué au moment de l’enregistrement, ce qui ne manque pas de lui déplaire. Jean Marais, quant à lui, interprète Louis XV sur les écrans dans Si Versailles m’était conté, ce film de Sacha Guitry que Cocteau juge « ridicule ».
Malgré ces divers aléas, Cocteau ne cesse de puiser son inspiration des tréfonds de ce lieu, comme l’attestent un poème intitulé « Versailles à la bougie », publié en 1953, ou la préface, quelques années plus tard, du récit de l’apparition de Marie-Antoinette à deux Anglaises, à l’été 1901. Pour l’écrivain démiurge et superstitieux, médium à ses heures, leur aventure « est sans doute la plus considérable de toutes les époques », significative d’une communication possible avec l’au-delà. Comble des signes, on lui donne à l’Académie française, en 1955, le fauteuil de l’écrivain versaillais Jérôme Tharaud. Mais reconnaissons que son étoile ne brille pas autant qu’il ne le souhaite chez Louis XIV : en mai 1962, depuis la tribune royale de la chapelle, il assiste au naufrage de son oratorio Patmos, dont il a eu l’audace de confier la musique à Yves Claoué, un jeune compositeur alors inexpérimenté.
Une figure du bien-aimé, mal aimé
Plus de soixante ans après la mort de Jean Cocteau, peut-être le temps est-il venu de revisiter sa création tentaculaire à travers une approche versaillaise. Son intérêt viscéral pour la mythologie comme sa fascination pour les souverains Bourbons ont sans doute participé à cet attachement particulier, que l’éloignement physique ou les aléas de la vie n’ont jamais éteint. Au sein de son théâtre personnel, la figure de Louis XV – le bien-aimé, mal aimé – émerge nettement, comme le rappelle le costume dans lequel il apparaît à la fin de sa vie dans son film Le Testament d’Orphée.
Rappelons enfin l’omniprésence du motif solaire dans l’œuvre du poète, dont le « règne » s’achève à Milly-la-Forêt. Il repose dans la chapelle de la ville, décorée par ses soins, auprès d’Édouard Dermit, son « prince de sang royal », qui le rejoint en 1995. À la fin de cette même année paraît son recueil de poésies sur Versailles, publié post-mortem. Versailles serait-il l’alpha et l’oméga de Jean Cocteau ? Si tel est bien le cas, charge à nous d’en restituer la passionnante histoire.
Claire Bonnotte Khelil,
collaboratrice scientifique au musée national des châteaux de Versailles et de Trianon
1 Nous remercions vivement Muriel Genthon, directrice de la Maison Cocteau à Milly-la-Forêt, et son collaborateur Malo Westphal, pour toutes les informations fournies.