Parmi les grands moments de l’histoire du château figurent les réceptions. Officielles ou privées, celles-ci ont rivalisé d’élégance, portant la cuisine française à des sommets. De ces agapes, bien sûr, peu de choses ont subsisté, mis à part les menus, à partir du XIXe siècle, qui les annonçaient. Le collectionneur Jean-Maurice Sacré nous présente certains des plus remarquables qui ont orné les tables de Versailles.
Il s’agit probablement de l’une des collections les moins encombrantes. Elle tient, en effet, sur quelques étagères, serrée à l’intérieur de pochettes cartonnées. Et pourtant, elle intéresse experts, conservateurs et autres historiens qui viennent y trouver les indices d’un faste qui perdure. Jean-Maurice Sacré, qui a commencé cette collection un peu par hasard, les accueille volontiers et sans façons. Sa passion pour les menus, il désire tout simplement la partager.
Services « à la française » et « à la russe »
Versailles fait évidemment partie des hauts lieux de l’histoire gastronomique que Jean-Maurice Sacré finit, par le biais de ces petits cartons ornementés, par très bien connaître. Et avant même que les menus n’apparaissent, au milieu du XIXe siècle : en effet, le repas est annoncé sous forme de liste des plats et des vins à venir seulement lorsque s’impose le service dit « à la russe ». Celui-ci consiste à apporter les mets au fur et à mesure, de façon à ce que tous les convives dégustent les mêmes plats, encore chauds, en même temps, ce qui simplifie grandement le service. Auparavant s’appliquait le service « à la française », où divers potages et entrées, rôts et salades, entremets et fruits étaient proposés simultanément, par vagues successives, à la discrétion des hôtes dont la contemplation gourmande suffisait pour faire un choix.
Cela n’a pas freiné l’ardeur du collectionneur qui évoque deux pièces exceptionnelles : une liste détaillant un souper du 8 janvier 1787 qui a tout d’un festin royal et une autre précisant le repas servi dans chacun des douze carrosses accompagnant Louis XIV, en 1684, quittant Versailles pour aller chasser à Chambord. « Il s’agit de documents fournis aux cuisines, afin qu’elles puissent s’organiser. Il n’y avait pas de menus déposés sur la table pour les convives, sous la monarchie, mais de tels manuscrits nous sont quand même parvenus », explique Jean-Maurice Sacré qui possède aussi des « états de bouche » récapitulant, par année, tout ce qui doit être fourni à la Cour dans le cadre des repas.
Le collectionneur parle également de l’exceptionnel recueil d’Heliot, « écuyer ordinaire de la bouche de madame la Dauphine », conservé par le château de Versailles et décrivant cent trente-huit dîners, situés et datés, servis à la cour de Louis XV1.
Diplomatie de bouche
Après la défaite de 1870 qui mit fin au Second Empire, le nouveau régime républicain fait face à une Europe encore dominée par les monarchies. Il ressent le besoin de s’affirmer en s’inscrivant dans la tradition des réceptions diplomatiques somptueuses. « À partir de la IIIe République sont organisés de grands dîners où sont invitées des personnes illustres. Il était coutume de recevoir au palais de l’Élysée, au quai d’Orsay et au château de Versailles, lieu incontournable où se sont rendus monarques et chefs d’État du monde entier, mais aussi des mécènes tel John D. Rockefeller Jr, en 1923, et, à partir des années 2000, les représentants de grandes marques de luxe ou de maisons de couture », raconte le collectionneur dont le regard pétille à l’évocation de ces extraordinaires rencontres autour de tables scintillantes. Celle qui accueillit, en 1938, la reine d’Angleterre comptait, par convive, onze verres différents ! Deux champagnes datant de 1895 et 1900, années de naissance de la souveraine et de son époux, le roi George VI, y furent proposés sur demande du président Lebrun. Un clin d’œil comme il y en eut souvent en l’honneur des invités, comme les grands vins millésimés de 1953 qui égayèrent la soirée en présence des Kennedy dont c’était l’année de mariage.
Menu du dîner offert en l’honneur du président John Fitzgerald Kennedy et de son épouse Jacqueline, le 1er juin 1961, coll. Jean-Maurice Sacré.
Plus jeune président élu des États-Unis d’Amérique, c’est à la France que J. F. Kennedy réserve sa première visite outre-Atlantique. Pour l’occasion, la galerie des Glaces a été entièrement électrifiée. En coulisses, à deux pas, on improvise une cuisine dans la cour des Cerfs tandis que caisses, vaisselle et éléments de décoration envahissent les Grands Appartements. Cent soixante-quatorze convives prennent place autour d’une table de soixante-sept mètres de long, parée d’une nappe brodée d’étoiles au fil d’or. Tout est dans le raffinement où l’on remarque la somptueuse tenue de Jackie Kennedy portant une création d’Hubert de Givenchy parsemée de fleurs rappelant les gilets d’hommes de la cour de Louis XVI. L’épouse du président a été coiffée par Alexandre qui a appelé sa création « Fontanges 1960 », en référence à la maîtresse de Louis XIV qui avait arrangé ses cheveux, pour une chasse, avec une jarretière, ce qui ne déplut pas au roi. Les cheveux sont, en outre, maintenus par des broches de diamant prêtées par Van Cleef & Arpels.
Plus délicates encore s’avèrent les petites attentions portées sur les menus eux-mêmes, parfois agrémentés d’illustrations. Ainsi de la colombe de la paix dessinée par Chagall pour accueillir le président américain Jimmy Carter, en 1978, qui revenait des plages du Débarquement, en Normandie. Parterre d’eau, bassin de Latone, péristyle du Grand Trianon ou détail d’un trumeau font partie des motifs que l’on trouve sur ces menus versaillais. Dans le cadre des dîners d’État, les cordons tressés enserrant les pages du menu sont aux couleurs du pays représenté. « Le menu n’est plus un simple bristol annonçant les plats, il est devenu un objet décoratif de la table, vitrine de notre patrimoine, emporté par les convives en guise de souvenir », affirme Jean-Maurice Sacré. Inlassablement, le collectionneur continue de traquer ces témoins discrets de la grande histoire.
Lucie Nicolas-Vullierme,
rédactrice en chef des Carnets de Versailles
1 Recueil acquis grâce à la Société des Amis de Versailles, avec le soutien de la Fondation du Patrimoine, en 2016.
Article extrait des Carnets de Versailles n°23 (octobre 2023 – mars 2034)
Menu du repas offert en l’honneur du roi George VI et de la reine Elizabeth, le 21 juillet 1938, coll. Jean-Maurice Sacré.
Ce ne sont pas moins de quatre-vingt-douze maîtres d’hôtel en livrée de la maison de France, bleu, blanc, rouge, avec jabots, perruques poudrées et escarpins à boucle d’argent qui officièrent durant ce déjeuner. Des assiettes blanches, spécialement commandées pour l’occasion à Limoges, et parées de couverts en vermeil sur une nappe de satin blanc rythmaient la table de quarante mètres de long. Initialement prévu le 28 juin 1938, le repas avait été reporté, la mère de la reine Elizabeth, la comtesse de Strathmore, étant décédée quelques jours plus tôt. Les magnifiques robes colorées, inspirées de celles de l’impératrice Eugénie et de l’impératrice d’Autriche, sont donc restées en Angleterre. Cette visite étant hautement symbolique, il ne fut néanmoins pas question de porter le deuil : la reine opta pour le blanc.
Menu du dîner offert en l’honneur du roi et de la reine des Belges, le 26 mai 1961, coll. Jean-Maurice Sacré.
Ce soir-là, pour accueillir le roi des Belges, manquent à la table deux invités d’honneur : André Malraux, ministre de la Culture, qui vient de perdre ses deux fils trois jours plus tôt dans un accident de voiture, et la reine Fabiola, annoncée souffrante. Il est impératif de remplacer la reine, à gauche du général de Gaulle, par une autre personnalité belge. En l’absence des épouses du Premier ministre et du ministre des Affaires étrangères, seule la princesse de Merode-Westerloo, dame d’honneur de la reine, est à même de prendre sa place.
Les placements de table peuvent ainsi s’avérer de véritables casse-têtes. Afin d’épauler les grandes institutions, la maison Henri de Borniol est, depuis le début du XIXe siècle, souvent sollicitée. Elle s’est notamment vu confier l’organisation des funérailles des maréchaux d’Empire et assurera celles du général. Sa connaissance et sa maîtrise de l’Étiquette en font un partenaire incontournable des grandes réceptions, en particulier pour établir les plans de table dans le respect des règles protocolaires.
Menu illustré d’une lithographie originale de Marc Chagall à l’occasion de la venue du président Jimmy Carter au Grand Trianon, le 5 janvier 1978, coll. Jean-Maurice Sacré.
Sur le plan pratique, l’organisation des réceptions était confiée aux services de l’Élysée ou du ministère des Affaires étrangères. Ce sont donc les services de table de l’Élysée qui étaient apportés de Paris, ce qui présentait de grands risques pour ces objets historiques et fragiles.
On commande donc, en 1967, à la Manufacture de Sèvres, un « service Trianon » qui sera affecté à Trianon-sous-Bois. D’un décor classique, fond uni blanc entouré d’un marli « beau bleu », souligné d’un filet d’or et d’une frise de motifs Premier Empire, celui-ci comprend assiettes, patelles à pain cannelées, raviers de forme bateau, soupières et bols à consommé, saladiers et compotiers. Le personnel de cuisine de l’Élysée étant restreint à cette époque, des traiteurs comme Battandier, Potel & Chabot, puis Lenôtre sont sollicités pour la préparation des repas.
À LIRE
Versailles, la révolution gastronomique, troisième volume de la collection « Menus de légende », éd. Dilecta, Paris, 2023. Coffret en édition limitée.